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Benoît Mailliard, Grand Prieur de l’abbaye de Savigny

Résumé

Dans la deuxième moitié du XIVème siècle, Barthélemy Tassin, notaire, possédait l’office de la couture et de la balancerie  du monastère de Savigny, office héréditaire dont jouissait déjà sa famille en 1340 . Des deux fils de ce Barthélemy Tassin, l’un, Antoine, se voua à la vie religieuse et fit profession dans l’abbaye, le lendemain de Noël 1428 ; il fut prieur de Saint-Clément, grand-sacristain de Savigny, et mourut réfecturier  ; l’autre, Pierre, recueillit la succession paternelle ; c’est lui le père de notre chroniqueur.

Mailliard se nommait Tassin

Le surnom de Mailliard, appliqué à la famille Tassin, apparaît pour la première fois dans un acte du 25 mai 1426  ; Pierre Mailliard y est appelé Petrus Tassini, alias Mailliard ; son fils Benoît s’intitule, dans un acte du 14 mars 1482,  Benedictus Tassini, alias Mailliard ; dans l’obituaire, il appelle son oncle Anthonius Tassin, alias Mailliard.

Toutefois l’auteur des « Chroniques » semble avoir voulu rejeter le nom patronymique de Tassini, car jamais on ne le trouve dans ses signatures. Dans un chapitre intitulé De sepulturis religiosorum, le nom de Tassin semble avoir été effacé à dessein, après le prénom Antoine de son oncle, et dans le cours de sa Chronique, il désigne toujours ses frères sous le nom de Mailliard. Le surnom a donc remplacé le nom ; ce fait n’a rien de bien étonnant et se produit encore de nos jours.

 Moine à 6 ans

Benoît Mailliard, comme il l’apprend lui-même, naquit à Savigny, avant midi, le samedi dernier jour de mars, veille de Pâques 1431. Il fut en nourrice d’abord chez Martin de Milieu, paroissien de Brulliolles, puis chez Jean de Saint-Jean, de la paroisse d’Ancy, enfin, à Montmonot, chez Berthaud du Four. Le jeudi 24 octobre 1437, à l’âge de quatre ans et demi, il fut opéré de la pierre, dans la maison de son père, par maître Guillaume de Villefranche, tandis que le tenaient par les deux jambes Louis de Rossette et Hugues de Tarare, moines de Savigny. Il devint moine le jour de Pâques 1437, à l’âge de six ans. Il donne tous ces détails en invoquant des notes de son père, notes qui, d’après ce court aperçu, seraient bien précieuses aujourd’hui, Pierre Mailliard semblant entrer dans des explications fort curieuses pour l’étude des mœurs au XVème siècle.

 Les frères de Benoît

L’an 1441, malgré l’occupation anglaise, Pierre emmena ses enfants à Paris pour y faire leurs études. Jean, l’aîné, avait onze ans ; Benoît, notre auteur, dix ans ; Guillaume, neuf ; Claude, sept ans et demi. Le père, comme il ressort d’une lettre de sauvegarde du 23 mars 1441  se fit aussi « étudiant en la faculté des arts, sous vénérable personne maistre Jean Boucard, maistre aux arts et régent à Paris », et y resta avec ses enfants quatre ans moins trois mois, dit Benoît.

À partir de cette époque, plus rien ou presque plus rien sur les frères de Benoît Mailliard ; il se contente d’invoquer leur témoignage pour les faits historiques qu’il raconte : ainsi Claude et Pierre étaient de l’expédition contre Gênes ; plus tard, à Saint-Gengoux, on retrouve Jean capitaine de francs-archers, sous les ordres de Rauffet de Balsac ; Pierre écuyer dans la troupe du seigneur de Crussol ; Claude écuyer dans l’armée bourguignonne ; Pierre, dans les rangs de l’armée royale, vint faire lever le siège de Beauvais ; Jean assiste au siège de Lectoure. Enfin on revoit Pierre à la bataille d’Argencourt, près de Thérouanne. On rencontre encore une mention de Jean : après la mort de l’abbé Jean d’Albon, le couvent de Savigny acheta de ce-dit Jean sa dîme de Bessenay, sous condition  de réméré perpétuel ; un de ses frères, que Benoît ne nomme pas, mais qui est peut-être Jean, lequel serait devenu curé de Dorieu, vendit une traduction des Collationes des Pères de l’Église, traduction faite par lui Benoît  .

 La vie du moine

Quant à notre chroniqueur, sa vie fut beaucoup moins accidentée. En 1462, il est capiscollus , mais échange presque aussitôt cet office pour celui de cruiserius  avec frère Antoine de Rivoire ; en 1463, il est élevé à la dignité de communier : en 1464, il fait un voyage à Rome, voit le pape Pie II et s’entretient avec lui ; en 1467, il quitte le monastère de Savigny pour aller à Valence prendre ses grades en droit canon ; il y reste quatre ans ; en 1480, il fait un voyage à Paris, sur lequel il ne s’explique pas davantage que sur son voyage à Rome ; en 1490 il est élu grand-sacristain ; enfin, en 1493, prieur de Courzieu en même temps que grand-prieur. Il est probable qu’il resta depuis à Savigny et qu’il y mourut. Il faut placer sa mort entre 1501 et 1506. La dernière mention historique est bien de 1506, mais l’écriture diffère assez de celle des autres notes pour inspirer quelque défiance ; d’ailleurs, il est assez étonnant que Benoît Mailliard n’ait rien écrit depuis 1501 jusqu’à 1506 ; cette lacune ne peut guère s’expliquer.

 Un partisan de l’ordre

Benoît Mailliard était d’un esprit méthodique, méticuleux même ; c’était un amoureux de l’ordre, si l’on peut s’exprimer ainsi. Remplissant en toute conscience ses diverses fonctions, arrêté souvent par la difficulté des recherches dans les terriers et les chartes du monastère, il refit les premiers en presque totalité ; quant aux chartes, il prit le cartulaire, fit une sorte d’analyse de tous les actes qui y sont renfermés et les classa chronologiquement à la suite d’une courte notice sur l’abbé intervenant au nom du couvent de Savigny ; c’est ce qu’il intitule les Nomina abbatum. Partout dans son manuscrit apparaît le même besoin d’ordre et de méthode, même dans ce qui ne touche point directement à ses fonctions. Aussi fait-il un traité sur les fonctions de chacun des dignitaires du couvent ; il descend jusqu’aux détails de la cuisine, ayant l’air de trouver que, même là, on oublie la tradition. S’il écrit son Libellus confessionalis, c’est qu’il s’aperçoit qu’il faut longtemps aux jeunes moines pour se mettre au courant de leur règle : « Pourtant moy qui suys moine ja longtemps en l’abbaye de Savigny au pays de Lyonnois, de l’ordre de Sainct-Benoît, et grant-prieur d’icelle, voyant et considérant que tant en icelle comme es autres abbayes a plusieurs jeunes religieux, lesquels par ignorance et faulte d’instruction ne sont point bien instruys en la règle ne observacion d’icelle, ne par conséquent en forme et manière de eulx confesser selon icelle règle, ay délibéré de faire se traitier de confession selonc nostre règle monseigneur saint Benoît

Et selonc les cas esquelz  pevent pescher les religieux non observans icelle règle. »

C’est encore par amour de l’ordre qu’il entreprend d’autres travaux, tels que la révision du bréviaire du monastère et une traduction de certains textes des saints Pères : « Item scripti breviarum in papiro, in quo  officium nostrum, quod difficile erat ad ordinandum, adeo clare ordinavi, quod eciam juvenes officium faciliter ordinare et dicere poterunt. Item transluti de latino in gallicum collaciones sanctorum Patrum continentes circa ducentum folia papiri, et hoc ad instructionem juvenum nostrorum »

 Un pédagogue

Le moine à vocation forcée du XVème siècle apparaît bien peu dans toute cette longue vie. Si, parfois, il a l’air de se décerner des éloges à lui-même, s’il blâme son prédécesseur ou son successeur, s’il prend les autres moines à témoin que, sans lui, telle ou telle affaire n’eut pas réussi, c’est plutôt pour tracer un exemple que pour se faire valoir ; c’est surtout aux jeunes qu’il s’adresse ; il semble leur dire tout au long : « Voilà la route à suivre ». Aussi, faut-il lui pardonner d’avoir écrit les deux chapitres intitulés « sequntur utilitates et comoda quas ego Benedictus Mailliardi, decretorum doctor, prior major, feci. –Iste funt utilitates quas feci prioratui Corziaci. »  Une seule fois s’éveille le moine précurseur de ceux raillés par Rabelais : en 1496, recueillant la dîme de son prieuré de Courzieu, il se trouve avoir environ cinq cents ânées de vin, un Deus laudetur ! de remerciement lui échappe : Dieu soit loué ! Mais qui pourrait ne pas excuser cette exclamation, ce cri si humain, après une bonne aubaine ?

Un pareil homme devait être habile administrateur, aussi ses supérieurs le distinguèrent-ils bientôt : d’abord capiscolus, il échange cet office contre celui de cruisier, fonctions qu’il remplit de décembre 1462 à avril 1464. En ce peu de temps il renouvelle le terrier de ce dernier office et recouvre foule de cens. Il accepte ensuite les fonctions de communier, que tout le monde refusait comme trop difficiles à bien remplir ; lui reste dix-huit ans communier, et renouvelle encore les terriers, recouvre les cens perdus, fait maint procès aux nobles, prêtres, curés, prieurs, marchands, laboureurs .Etudiant à Valence, il ne néglige point les intérêt de son couvent : pendant les quatre ans qu’il y passe, il conduit un procès pour obtenir le charnage de Bessenay qui, dû à l’abbaye, n’avait jamais été payé.

 Missionné par l’abbé

En 1469, son abbé le charge d’une mission assez délicate, comme le montre cette analyse d’acte : « Visite faite par Benoît Tassins, dit Mailliard, docteur ez droit, communier de Savigny et vicaire général de Jean d’Albon, abbé dans le pays de Savoye, sçavoir du couvent du prieuré de Luatret, diocèse de Lauzanne, où il visita l’église de haut en bas, le vestiaire de ladite église, chapes, aubes et autres ornements, reliques, joyaux, dortoir, maisons des religieux et officiers dudit prieuré, le château, maisons et fonds d’icelui, et ce en présence des religieux. »

Son voyage à Rome de 1464, comme celui de Paris de 1480, est fort probablement effectué aussi pour remplir une mission. Grand-sacristain, il poursuit avec acharnement sa tâche d’amélioration, copie encore les terriers de cet office et soutient divers procès pour sauvegarder les droits de l’abbaye. Grand-prieur et prieur de Courzieu, il montre la même énergie : en arrivant dans son prieuré il veut placer un portier aux deux portes du vingtain du château ; malgré toute résistance, il l’emporte, et en vient à ses fins. Le curé de Courzieu avait de tout temps la garde de la clef d’une des portes du vingtain, il la lui enlève quand même et la remet au viguier qui promit de la rendre à toute réquisition. Il lutte contre les habitants de Courzieu, qui établissent des pressoirs au préjudice du prieur, supprime un repas annuel que les moines offraient à leurs tenanciers, renouvelle les terriers, poursuit le recouvrement des cens ; en un mot, ne laisse rien échapper de ce qui peut être profit pour son couvent.

 Historien ou chroniqueur ?

Voilà l’homme ; passons à l’écrivain. Benoît Mailliard est-il un historien, comme le dit  M. Auguste Bernard ?  Outre les travaux qui rentraient dans ses fonctions, c’est-à-dire les copies et la continuation des terriers, on lui doit : un livre d’hymnes qu’il écrivit à Bessenay, en 1477, où il s’était réfugié à cause de la peste, un bréviaire qu’il ordonna plus clairement, un traité de la confession, un nouveau traité sur la règle, une traduction de textes des saints Pères. Tout cela n’est point œuvre d’historien. Reste notre manuscrit.

Les Nomina abbatum ne sont qu’une analyse des actes du cartulaire de Savigny ; les courtes notices sur chacun des abbés sont puisées à diverses sources plus ou moins sûres. Il ne reste donc, en fait d’œuvre historique, que la Chronique.

Cette Chronique est-elle bien un travail d’historien ? Benoît Mailliard se contente d’insérer les faits qui se passent sous ses yeux, que lui rapportent ses frères ou que lui apprennent les bruits de la foule ; ce sont des notes que rien ne relie entre elles, une sorte de journal au jour le jour, sans aucune appréciation. Néanmoins le moine de Savigny a fait œuvre utile : il nous donne des détails précieux sur l’histoire du Lyonnais, et même pour l’histoire générale. Ces notes si brèves  reflètent mieux la pensée du peuple que de longues phrases longtemps cherchées ; dans son latin incorrect, mélangé de français, il arrive parfois à une simplicité d’exposition qui touche au talent. Parfois il commet des erreurs assez grossières sur la date des faits, sur les noms des personnages, sur les causes mêmes des événements, mais les faits sont là, il dit ce qu’il a vu ou appris de vive voix. C’est dans ce dernier cas, surtout, qu’il lui arrive d’errer sur les noms et sur les dates ; mais en somme, dans tout ce qu’il avance, il y a vérité à prendre ou renseignement utile. De l’avis d’un savant émérite, ses observations météorologiques sont particulièrement intéressantes pour la science qui enregistre de nos jours les plus petits phénomènes, dans le but de découvrir les lois qui les provoquent et les régissent.

Il est assez difficile de rendre en français la langue de notre auteur, qui écrit sans s’inquiéter beaucoup de la syntaxe, et qui forge des mots quand l’expression lui manque. J’ai néanmoins tenté de le traduire ; que l’on me pardonne donc si, pour rester interprète fidèle, j’ai dû ne rien sacrifier à la forme. Ce qu’il importait en pareil cas, c’était de donner en quelque sorte un décalque du texte, d’en rendre tel quel l’esprit et la naïveté.

 On gâte, je crois, souvent nos vieux chroniqueurs à vouloir les rajeunir ou les transformer en littérateurs. C’est, en réalité, avec leur physionomie personnelle qu’ils doivent être reproduits.

Néanmoins toutes les traductions, même les moins heureuses, sont utiles ; elles peuvent être, en effet, causes de contradictions  et par suite, causes de lumière ; en outre elles vulgarisent les noms et mettent à la portée de tous les œuvres de ceux qui avant nous ont aimé le pays.

 

D’après les travaux de Georges Guigue,

Traducteur des « Chroniques » en 1883

 

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