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Jacques Cœur – Argentier du Roi (1395-1456)

Résumé

L’homme du monde que cet étrange monarque a proba­blement redouté le plus ne fut ni Henri VI, roi d’Angleterre, ni Jean sans Peur, duc de Bourgogne, ses ennemis de chaque instant, mais Jacques Cœur, le plus fidèle de ses amis.

Le 17 juillet, la bataille de Castillon mettait fin à la guerre de 100 ans. Deux êtres d’exception contribuèrent largement à l’expulsion des Anglais : Jeanne d’Arc en tant que militaire, Jacques Cœur en tant que financier. Charles VII laissa exécuter la première et emprisonna le second. Il semble difficile de croire que la raison d’État justifiait une telle attitude.

Vers un destin d’exception

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Jacques Cœur avait-il sa place dans notre Panthéon arbreslois des personnalités ? Bien des mystères et des légendes se mêlent aux faits historiques dans la vie de cet homme exceptionnel pour se poser la question.

Sa riche personnalité ne peut laisser personne indifférent ; même les historiens perdent parfois leur réserve objective lorsqu’ils parlent de lui.

Pour André Steyer, "…il avait mis comme partout sa main insatiable sur nos provinces…","… on a attribué à ce personnage un mérite qu’il n’a pas eu…" (1)

Pour Jacques Bauchy, "…il y a dans la personnalité de Jacques Cœur, quelque chose à la fois d’insolite et de familier qui le rend également étonnant et fraternel…" (2)

Certes, il a laissé son empreinte jusqu’à maintenant dans les mémoires ; certes une maison classée aux Monuments Historiques porte son nom dans notre ville.

""  La maison dite "de Jacques Cœur" à L’Arbresle

Mais en fait nous n’avons aucune preuve que Jacques Cœur n’ait eu une résidence ou même un pied à terre à l’Arbresle.

Cependant, nous savons qu’il possédait des mines tout autour de l’Arbresle, à St Pierre-la-Palud, à Chessy, à Joux et qu’il s’intéressait de très près à ses possessions, alors, à contrario, comment s’imaginer qu’il soit venu régulièrement voir ses mines sans séjourner dans le village le plus central ?  Comme il avait un insatiable besoin de posséder, il semble logique qu’il ait possédé un logis à l’Arbresle. Voici donc de bonnes raisons pour nous intéresser à lui.

Le père de Jacques, Pierre Cœur, s’était installé à Bourges, bien que n’étant pas berruyer d’origine. Bourges était une ville tranquille, à l’abri des pillards de tous poils qui semaient la terreur dans le royaume de France alors…

Pierre, pelletier de son état, pour fuir de telles gens, avait donc gagné Bour­ges. Il s’y était établi à son compte, mi artisan, mi commer­çant, façonnant les fourrures et les vendant. Son fils, plus tard, en gardera une manière de prédilection. Les hôtels, les châteaux, les comptoirs de Jacques seront toujours abondam­ment fournis en hermines, zibelines, renards blancs, petits-gris et martres.

De son père, Jacques Cœur retiendra encore un autre en­seignement ; il se rappellera que, pour faire fortune au XVème siècle, il ne faut pas – comme dit la sagesse populaire – mettre tous ses œufs dans le même panier : il faut à la fois fabriquer et vendre ; il faut être à la fois producteur et négociant. L’ère des spécialisations n’était pas encore venue.

La vie dans cette famille de la petite bourgeoisie de Bourges à l’aisance honnête, confortable pour l’époque, suffisante pour vivre mais sans plus, ne laissait entrevoir à Jacques qu’un avenir de boutiquier. Bien vite, il comprit que ce nid familial, bien que douillet, était trop étriqué pour ses ambitions.

 

La première affaire

Nous savons peu de choses sur la jeunesse et l’apprentissage de Jacques, ni même sur la période qui sépare ses vingt ans de ses trente ans.

Jacques Cœur n’entrera vraiment dans l’Histoire qu’en 1429, la même année que Jeanne d’Arc, mais de façon très différente, comme nous le verrons plus loin. Il s’est marié aux alentours de 1420. Son beau-père Léodepart, occupait un poste envié : il était chambellan du duc Jean, mécène débonnaire, dont les "Très riches heures" sont célèbres ; et il devait mourir prévôt de Bourges ; ce qui prouve à la fois qu’il appartenait à une maison de haute bourgeoisie et qu’il jouissait de l’estime de ses concitoyens. Il est donc permis de conclure que Jacques Cœur avait épousé ce qu’on appelle communément un beau parti. Par son mariage, il entrait à la fois dans la haute bourgeoisie ber­ruyère et dans les milieux financiers dont il allait faire son élément familier.

En 1427, Jacques Cœur s’était associé avec un certain Ravant le danois (ou le Dampnois), maître des Monnaies à Orléans, Saint-Pourçain, Bourges et Poitiers, un changeur Pierre Godard, et un nommé Jean Dublin, en vue de battre monnaie pour le compte du Trésor royal.

L’entreprise marcha d’abord sans anicroches. Les monnaies portaient l’inscription latine : « Kar. Francorum Rex. Bitur. », ce qui signifie : "Charles, roi des Français. Bourges." Jusque-là, néanmoins, tout allait bien. Les affaires se gâtèrent  lorsque le jeune roi Charles VII, pressé de besoins nombreux, devint de plus en plus exigeant, ce qui attira des ennuis aux associés.

 

La soif d’aventures

Jacques après ce revers décida de s’expatrier. Bourges devait, depuis longtemps, peser à cette imagination ardente, à cette soif d’action et de soleil qui étaient siennes. Un comptoir de marchand pelletier, un atelier de monnayage royal, de tels cadres, certainement, étaient bien étriqués pour cet homme parvenu à la trentaine, en pleine possession de ses forces physiques et intellectuelles et qui présentait déjà dans son comportement ce bizarre alliage de réalisme et de rêve, cette étrange conjonction de volonté de puissance et de sens des réalités qui, à l’usage, allaient se révéler comme la constante de ce curieux tempérament.

Son aventure est de tous les temps, car elle est à la fois simple et merveilleuse, merveilleuse comme un conte et simple comme toute vie humaine.

En cet automne du Moyen-âge les seuls aventuriers, étaient les marchands, les trafiquants, les changeurs, ceux qui troquaient l’argent de l’Occident contre l’or de l’Orient, le drap contre la soie, la cire contre le nard, le miel contre le musc, les violettes de Toulouse et les roses de Provins contre les parfums d’Arabie bref, le pain quoti­dien contre l’encens du rêve.

Mais il savait que mieux vaut, quand on veut aller loin, ne partir que la bourse pleine. Quelque rêveur qu’il fût, Jacques était bien le fils de Pierre.

En mai 1432, le futur argentier de Charles VII arrivait à Damas. Il ne s’agissait pas, en l’espèce, d’une croisière de plai­sance, mais d’une véritable aventure, exigeant de ceux qui l’entreprenaient audace et prudence, diplomatie et cou­rage.

Les chrétiens étaient, à Damas, l’objet d’une vive aversion. Chaque soir, on les enfermait pour la nuit dans leurs mai­sons. Après diverses escales, le voyage de retour, en novem­bre suivant, se termina fort mal. Le navire, pris dans une tempête, échoua dans le petit port corse de Calvi. Les naufragés demandèrent au capitaine Raynuxo de Larche, gouverneur de la ville, de les protéger. Pour toute réponse, il les fit prisonniers. Ensuite de quoi, aidé des habitants, il les dépouilla de leurs marchandises, de leurs bagages, de leurs vêtements même, ne leur laissant que leurs chemises. Le propriétaire et le patron de la galée (3) durent en outre payer une importante rançon au capitaine ­gouverneur pirate.

De cette équipée, Jacques tira sans doute la leçon suivante : pour éviter de finir misérablement dans une aventure sans gloire et sans lendemain, il lui fallait commencer par s’organiser, par s’équiper.

 

L’armateur

Ainsi naquit, de l’amère expérience du naufragé, l’éton­nante fortune de l’armateur. Pour conquérir l’Orient – Jacques, à la réflexion, s’en convainquit – une conquête préalable s’imposait : celle de la mer et pour maîtriser la mer, il fallait avoir en mains des ports, des navires, des équipages.

Tout cela supposait résolu un premier problème, celui des capitaux initiaux dont il a pu disposer. Pour habile qu’il eût été à placer son argent, à le faire fruc­tifier, encore fallait-il, en effet, qu’il disposât d’un pécule originel, si mince fût-il. Ces capitaux durent lui être fournis par la famille de sa femme.  Pendant une dizaine d’années, son effort principal  va porter sur ces trois points : des ports, des navires, des équipages. Accessoirement, nous le verrons, il aura bien d’autres activités; mais avant tout, il agira en armateur.

Tout ce qu’il entreprendra, pendant sa vie si remplie, aura pour but – directement ou non – la conquête de l’Orient, c’est-à-dire, en définitive, la réalisation du vieux rêve de sa jeunesse ; il fallait donc d’abord trouver des ports, ouvrir des dé­bouchés aux échanges commerciaux.

Le littoral méditerranéen de la France, très restreint à l’époque, ne couvrait guère plus de cent cinquante kilomètres, avec deux estuaires prin­cipaux : Montpellier, dont le port s’appelait Lattes et Aigues-Mortes. Montpellier avait des avantages considérables car il débouchait dans l’arrière-pays par un important réseau de routes à peu près carrossables (ce qui, pour l’époque, était énorme).

Cœur, dès son retour en 1432, établit donc à Montpellier le centre névralgique de ses opérations. Il fit remettre en état de fonctionnement le port et les communications par canaux avec Aigues-Mortes. Il sut intéresser les municipalités à son entreprise. Ici et là, il suscita des concours, des associa­tions. Peu à peu, il devint le grand homme de Montpellier, qui lui sut gré de la tirer ainsi de sa léthargie séculaire.

Le complexe Aigues-Mortes/Montpellier-Lattes lui apparut vite comme trop limité, trop régional. Il installa donc un de ses fondés de pouvoir (ou mandataire), Jean de Village, son neveu par alliance, dans le port voisin de Marseille, alors en plein développement. L’essor que Jacques Cœur avait donné à Montpellier, Jean de Village, pour le compte de son maître, le donna aussitôt à Marseille.

Suivirent de nou­veaux comptoirs à Rouen, La Rochelle et à Bordeaux. Parallèlement, il établissait à travers tout le territoire français un réseau de circulation qui, de ville en ville, d’un comptoir à l’autre, amenait, en quelque sorte sans quitter ses terres, les produits du Levant vers le nord et outre­-Manche ; Lyon, Bourges, Tours en étaient quelques-uns des principaux relais.

Dans le même temps, l’armateur se formait une flotte de premier plan : la plus importante flotte commerciale que détînt alors un particulier. Très vite Jacques Cœur parvint à réunir une flottille de fustes (4) pour le trafic courant et une flotte de haute mer com­prenant, fait unique à l’époque, sept gros vaisseaux.

Restait à résoudre un dernier problème : celui des équi­pages. La solution qu’y apporta Jacques Cœur apparut comme ré­volutionnaire ; par privilège du 22 janvier 1443, il obtint de Charles VII l’autorisation d’embarquer de force, moyennant juste salaire, les "personnes oiseuses vagabondes et autres caïmans", qui rôdaient dans les ports. Telle fut l’origine du bagne. Entre bien d’autres inventions, les galères – au sens pénitentiaire du terme – sont l’œuvre de Jacques Cœur.

Pour comprendre à quel point une telle institution était bienfaisante à l’époque, il faut se rappeler que la France était mise à feu et à sang par des bandes de pillards, les routiers, les écorcheurs, les retondeurs, jetés sur le pays par la guerre de Cent ans.

Dans cette conjoncture, comme en bien d’autres, Cœur s’est comporté non seulement selon son intérêt personnel, mais selon l’intérêt général de la France. En l’occurrence, il n’a pas été uniquement un grand condottiere d’affaires, mais aussi un grand politique.

Avec ses installations portuaires, sa flotte et ses équi­pages personnels, Cœur, à partir des années 1435-1440, fut le maître du commerce maritime français. De la Méditer­ranée à la mer du Nord, le littoral du royaume était sillonné par ses seuls navires, chargés de ses seules marchandises. Aucun Français avant lui n’avait jamais possédé une telle puissance.

Vers l’Orient, il exportait les draps de Flandre et les toiles de Lyon, les vanneries de Montpellier, l’huile, la cire, le miel, des fleurs d’Espagne pour la fabrication de parfums. Du Proche-Orient, il recevait des vins des îles, du sucre de Candie, la soie, les métaux précieux, l’ambre, le corail, la gomme laque, des parfums qui lui rapportaient l’essence des fleurs qu’il avait exportées, des épices – poivre, gingembre, girofle, cannelle, des confitures, des noix de mus­cades, etc.

De l’Extrême-Orient, par la mer Rouge ou par des cara­vanes venues de l’Euphrate et du Turkestan, lui parvenaient les tapis de Perse, les parfums de l’Arabie – que plus tard évoquera Shakespeare dans Macbeth -, les pierres précieuses des Indes, les perles de Ceylan, les porcelaines de Chine, les plumes d’autruche du noir Soudan.

C’était tout un monde de rêve que, d’un coup de baguette magique, ce petit marchand de Bourges révélait à l’Occident étonné, à peine rétabli d’une cruelle guerre, dont les séquelles se prolongeaient.

Alors, pour distribuer à l’Europe son prestigieux butin, le marchand magicien organisa son territoire.

 

Les mines dans notre région

Dans le même temps, il produisait, il travaillait les matières importées. Il exploitait aussi les importantes mines de plomb, de cuivre, d’argent dans le Lyonnais. Voici l’inventaire de ces mines, dressé par le procureur Dauvet, après l’arrestation de Cœur :

Les mines confisquées sur Jacques Cœur formaient trois  groupes distincts :

Le premier groupe se composait de mines d’argent et de plomb situées en Lyonnais, sur les flancs de hautes collines, entre Ste-Foy-l’Argentière et Brussieu. C’est au voisinage de ces mines, très anciennement exploitées, que les paroisses de Ste-Foy et de St-Genis doivent leur sur­nom de l’Argentière, qui sert aussi à désigner dans la même région, un petit hameau de la commune d’Aveize… La chaîne de hautes collines où se trouvaient ces mines  est toujours appelée, dans le compte de 1455, montagne de Pompilieu (5) ou Pompalieu… Ce premier groupe de mines, avant la confiscation royale, appartenait en toute propriété  à Jacques Cœur.

Un second groupe était formé de mines d’argent et de cuivre situées en Beaujolais, à Joux… Charles VII ne put confisquer qu’une moitié des mines de Joux, celle que Jac­ques Cœur possédait par indivis ; l’autre moitié appartenait à de riches marchands de Lyon, les frères Baronnat.

Enfin, le troisième groupe, indivis ainsi que le précédent, entre Jacques Cœur et les frères Baronnat, comprenait des mines de cuivre situées en Lyonnais, à Saint-Pierre-la-Palud  et à Chissieu. Le Chissieu du compte de 1455 doit sans doute être identifié avec Chessy, dont les minerais de cuivre sont assez importants pour avoir fait donner à cette localité le nom de Chessy-les-Mines sous lequel on la désigne encore. 

Confisquées le­ 17 janvier 1455, les mines de St-Genis, de Joux et de Chessy­ furent exploitées au nom et pour le compte du roi pendant une année environ. Au bout de ce laps de temps, le 24 fé­vrier 1456, Jean Dauvet, effrayé des frais d’exploitation qui n’étaient pas en proportion avec le rendement, prit le parti de donner les mines à ferme. Enfin elles furent rendues aux enfants de Jacques Cœur à la fin d’octobre 1456.

Sous la direction de Jacques Cœur, les ouvriers bénéficiaient de salaires et d’un confort absolu­ment uniques à l’époque, et sur quoi nous possédons d’inté­ressants détails. Chaque couchette avait son lit de plumes ou son matelas de laine, un oreiller, deux paires de draps de toile, des couvertures, un luxe alors plus qu’insolite. Les dortoirs étaient chauffés. La nourriture était d’une rare qua­lité : pain contenant quatre cinquièmes de froment pour un cinquième de seigle, viande en grande quantité, œufs, fro­mages, poissons et le dessert comprenait des fruits exo­tiques : figues et noix par exemple. .

Un service social était organisé : hospitalisation gratuite, soins dispensés par un chirurgien de Lyon qui tenait « en cure » les victimes d’accidents. Chaque dimanche, un curé des environs venait spécialement célébrer une messe pour les mineurs. En revanche, les ouvriers étaient tenus à une discipline draconienne, faisant l’objet d’une réglementation en cin­quante trois articles, qui ne laisse rien au hasard.

Témoin ce curieux article trente-deuxième : "Que nuls maîtres de montagne, ouvriers de martel, maîtres fondeurs et affineurs et autres besognants dans ces mines ne soient assez hardis pour jurer, ni blasphémer dorénavant le nom de Dieu ni de sa benoîte Mère, en quelque forme et manière que ce soit, sur peine de 2 sols 6 deniers tournois pour la première fois, et 5 sols pour la seconde et 10 sols tournois pour la tierce. Et si plus avant continuent seront punis arbi­trairement par ledit gouverneur, par bannissement desdites mines ou autrement, ainsi que le cas le requerra."

Témoin aussi, dans l’ordre de l’hygiène, ce pittoresque article trente-six : "Que nul ne soit si hardi que de faire ordure ni soi vider dedans ladite montagne, sur peine pour chaque fois de perdre son salaire d’une semaine et d’être plus rigoureusement puni ainsi qu’il semblera être à faire audit gouverneur, attendu que par la puantise et infection de telles ordures surviennent plusieurs inconvénients aux ouvriers, manœuvres et autres besognants dans ces mines."

Il ne semble pas que les mines aient beaucoup contribué à la richesse de Jacques Cœur. Elles étaient assez déficitaires.

Il faut dire un mot du rôle d’ambassadeur de Jacques Cœur, ou plutôt de médiateur comme on dirait maintenant. Le roi le chargea souvent de missions délicates, tant dans le royaume qu’à l’étranger.

Son urbanité dans les rapports sociaux, sa prudence, sa perspicacité psychologique firent merveille dans bien des cas difficiles.

 

La chute

En juillet 1451, Jacques Cœur accompagnait le roi et la cour à Taillebourg.

Le 22 juillet, Charles VII lui accordait une somme de 762 livres tournois, pour « l’aider à maintenir son état et être plus honorablement à son service ».

Immédiatement, Cœur écrivit à sa femme "que son fait était aussi bon envers le roi qu’il avait jamais été, quel­que chose qu’on en dît ".

""  Le palais de Jacques Cœur à Bourges

Le 31 juillet, Charles VII donnait l’ordre d’arrêter son argentier et de saisir ses biens, sur lesquels il préleva aussi cent mille écus pour guerroyer. L’un des plus scandaleux procès de l’histoire de France allait s’ouvrir.

Les prétextes avoués, les motifs avancés pour le juge­ment et la condamnation de Jacques Cœur n’ont pratique­ment guère d’intérêt. Ils sauvaient les apparences. Ils donnaient à l’affaire une façade judiciaire. La seule raison de ce procès est d’ordre politique. La puissance de l’argentier avait atteint une telle envergure quel le roi ne pouvait plus la supporter.

D’autre part, autour du ministre, les haines des courtisans s’accumulaient. En faisant de chacun d’eux un débiteur, Cœur avait cru se faire des alliés. Il s’était fait de terribles enne­mis.

Enfin, sans doute Charles VII redoutait-il une collusion entre Jacques Cœur et son fils, le dauphin Louis, futur Louis XI, qui suscitait contre lui intrigue sur intrigue. Jacques Cœur, de son côté, faisait tout pour exciter la jalousie d’un roi aussi ombrageux.

Un dicton populaire alors fort en faveur prétendait : "Le Roi fait ce qu’il peut , Jacques Cœur fait ce qu’il veut". Sa devise bien connue à elle seule en dit long : "A vaillant cœur, rien d’impossi­ble." Plus qu’une banale devise nobiliaire, c’était, le sens étymologique, un véritable slogan,  un cri de guerre.

La scène du 31 juillet fut dramatique. Un conseil restreint, présidé par Charles VII, qui se tint en l’absence de Jacques Cœur, décida l’emprisonne­ment de ce dernier et la mise de ses biens sous séquestre. Immédiatement alerté, l’argentier se présenta devant le roi, demanda qu’on lui tînt « termes de raison et de justice » et offrit de se constituer prisonnier. Charles VII prit aus­sitôt son ministre au mot et l’incarcéra.

L’accusé, à plusieurs reprises, réclama un avocat, qui lui fut toujours inexorablement refusé. Pour préparer sa défense, il réclama ses principaux fac­teurs. On ne lui accorda pour toute collaboration que le concours de deux sous-ordres qui ne connaissaient que mal ses affaires.

Il demanda enfin à voir sa femme, ses enfants. L’autori­sation de voir ses enfants ne lui fut accordée qu’après sa condamnation. Quant à sa femme, elle mourut de chagrin au cours du procès.

La procédure s’ouvrit sur une dénonciation qui fut presque ­aussitôt reconnue calomnieuse. Une certaine Jeanne de Mortagne accusait Jacques Cœur d’avoir empoisonné Agnès Sorel, favorite du roi, morte le 9 février 1450. Cette accu­sation était invraisemblable et dénuée de tout fondement sérieux. Agnès Sorel, en mourant, avait d’ailleurs marqué toute sa confiance à l’argentier en le désignant comme l’un de ses trois exécuteurs testamentaires.

L’interminable jugement publié par M. Malle en 1953 laisse au lecteur impartial un sentiment de malaise et de dégoût. L’impression dominante est que, faute d’avoir pu condamner Jacques Cœur pour un délit précis, on a voulu l’étouffer sous l’avalanche d’une série d’accusations fal­lacieuses, laborieusement accumulées en vingt-deux mois d’audiences.

Le 23 mars 1453, veille des Rameaux, les commissaires conduisirent le prisonnier dans la chambre des tortures. Il déclara simplement "qu’il dirait ce que l’on voudrait, mais qu’il avait dit la vérité".

Le 29 mai 1453, au château de Lusignan, Guillaume Jouvenel des Ursins, chancelier de France prononçait l’arrêt condamnant Jacques Cœur à la confiscation de ses biens, au paiement d’une amende de quatre cent mille écus d’or, à l’emprisonnement jusqu’à complet paiement de cette amende, et ensuite au bannissement hors du royaume, enfin à l’amende honorable  "nue tête et sans chaperon ni ceinture, à genoux, tenant en ses mains une torche ardente de dix livres de cire".

C’était grâce à la seule intervention du pape que l’accusé avait sauvé sa tête. Condamner Jacques Cœur à verser une telle amende, c’était le condamner à la prison perpétuelle, sans avoir le courage de le dire.

Ce même jour, 29 mai 1453, Constantinople tombait aux mains des Turcs. Cette date du 29 mai 1453 marque un tournant décisif dans l’histoire du monde.

La civilisation médiévale, ce jour-là, est morte en se ven­geant sur le pionnier de la civilisation moderne.

Le 17 juillet, la bataille de Castillon mettait fin à la guerre de 100 ans. Deux êtres d’exception contribuèrent largement à l’expulsion des Anglais : Jeanne d’Arc en tant que militaire, Jacques Cœur en tant que financier. Charles VII laissa exécuter la première et emprisonna le second. Il semble difficile de croire que la raison d’État justifiait une telle attitude.

Le procureur général Jean Dauvet fut chargé par le Roi de la liquidation des biens de Jacques Cœur ; c’est en partie grâce à lui et à ses minutieux rapports que l’on connaît assez bien la fortune de Jacques Cœur. Mais ce brave homme a souvent été berné au cours des quatre ans de son mandat.

Il pensait faire rendre gorge à des débiteurs et trouva le plus souvent des créanciers ; il cherchait à vendre chers les immeubles mais dut souvent les brader à la hâte ; il rencontra auprès des proches de l’argentier une véritable conspiration du silence. Il eut beaucoup de mérite à accomplir la mission que Charles VII lui avait confiée.

 

Une évasion mouvementée

Le 29 octobre 1454, Jean Dauvet, qui se trouvait à Lyon, fut avisé par le roi que Jacques Cœur venait de s’évader de sa prison de Poitiers. En quelques jours, le fugitif avait  gagné un cou­vent de Cordeliers à Dunet, dans l’actuel département de l’Indre, près de Montmorillon. Une coutume médiévale voulait que les couvents et les églises du royaume servissent d’inviolables refuges pour les prisonniers évadés ainsi que pour les condamnés, en vertu du droit d’asile. Mais cette coutume avait été sou­vent battue en brèche par le pouvoir ; Philippe IV le Bel, notamment, ne s’était pas fait faute de la violer à diffé­rentes reprises.

Sachant que la police de Charles VII était à ses trousses et craignant un coup de main de sa part, l’ex-argentier ne séjourna donc que peu de temps à Dunet.

Avec le concours de l’un de ses fidèles amis, Jean Quer­cin, il gagna rapidement un couvent de Jacobins, à Limoges. De là, en janvier 1455, il s’enfuit jusqu’à Beaucaire où il se réfugia dans un autre couvent de Cordeliers.

Derechef, Dauvet fut alerté. Un instant pris de court et désarçonnés, les sergents royaux se ressaisirent assez vite ; la preuve en est qu’ils connurent tour à tour les diverses retraites du condamné. Peu à peu, autour du couvent de Beaucaire, l’étau com­mença de se resserrer. Bientôt, des argousins arrivèrent à pénétrer dans le monastère. Mêlé aux moines, Jacques Cœur partageait leur vie, priant avec eux aux offices.

Une nuit, un inconnu réussit à s’approcher de lui dans l’intention de le tuer. Heureusement, l’un des moines, le frère Hugault, avait prêté au proscrit un maillet de plomb pour qu’il se défendît. Avec cette arme, l’ex-argentier réussit à repousser l’assaillant.

Le danger ne s’éloignait pas pour autant. Au contraire, il semblait s’accroître de jour en jour. L’attaque nocturne ayant échoué, les ennemis de l’ancien ministre, à la tête desquels devait se trouver son adversaire le plus irréduc­tible, Otto Castellani, essayèrent un autre moyen, bien dans le goût du temps : le poison.

Par les religieux, Cœur apprit un jour que le vin qu’on allait lui donner à boire avait été additionné de poudre de réalgar et d’arsenic, infaillible moyen de le dépêcher «  ad patres » dans les six jours.

Calmement, le proscrit saisit la coupe qu’on lui offrait, fit mine de la boire, la vida en tapinois sans en absorber une goutte, se prétendit aussitôt saisi par les fièvres et gagna son lit pour y connaître six jours de répit. Là, il fit réflexion qu’une telle situation devenait vrai­ment intolérable. Au couvent, les Cordeliers étaient litté­ralement débordés ; il y avait presque autant de faux frères que de vrais frères. Il fallait donc frapper vite et fort.

Par l’un des véritables moines, Jacques Cœur réussit à faire passer une lettre qui était un cri d’alarme, un S.O.S., à son neveu par alliance, à son fils d’élection et son bras droit, Jean de Village, qui se trouvait toujours à Mar­seille.

Immédiatement, Village gagna un couvent de Cordeliers situé dans la ville de Tarascon, qui dépendait du comté de Provence, pays du bon roi René ; seul, le Rhône séparait cette ville de Beaucaire, en terre française.

Dès son arrivée, le fidèle facteur fit prévenir son maître, enfermé chez les cordeliers de l’autre rive. Aussitôt, Cœur répondit en priant instamment son ami de le sauver à tout prix ; sa vie en dépendait ; c’était une ques­tion de jours, presque d’heures.

Village fit alors tenir à son maître un court billet dans lequel il lui disait "qu’il fit bonne chère, et qu’il le mettrait hors". Pour le fugitif, une telle réponse relevait un peu de l’humour noir.

Le neveu de l’ex-argentier reprit immédiatement la route de Marseille à bride abattue. Arrivé là, il tint une rapide conférence avec Gimard, Forest, et Gaillardet, tous trois capitaines de galées appartenant à Jacques Cœur. Ensuite de quoi, Village revint à Beaucaire, tout en faisant mouil­ler en rade de Nice un « navire d’armes », destiné à l’éva­sion de son oncle.

Cœur, à cette heure, se rendait avec les moines à l’office des matines. Les assaillants se ruèrent à l’assaut, fen­dant les rangs des religieux. Entre les argousins de Charles VII et les compagnons de Jean de Village, une lutte éclata, brève et violente. Quel­ques-uns des faux moines (et peut-être aussi des vrais, le procès-verbal des événements ne le précise pas) restèrent sur le carreau, "atrocement et mortellement blessés".

Sans perdre une seconde, les attaquants arrachèrent le prisonnier à ses gardiens, s’enfuirent avec lui à travers les rues de la ville, gagnèrent la brèche par laquelle ils étaient entrés, sautèrent dans leur barque, traversèrent le Rhône et atteignirent enfin Tarascon, terre du roi René. Cœur était libre. Après bien des péripéties, il trouva refuge à Rome auprès du pape Nicolas V qui l’accueillit avec empressement. Jacques Cœur se mit à son service puis, après son décès au service de son successeur, Calixte III.

Celui-ci entreprit une croisade contre les Turcs. Cœur fut chargé de conduire l’armada de 16 navires avec le titre de "capitaine général de l’Église contre les infidèles". L’escadre fit voile vers Rhodes puis vers l’île de Chio.

C’est  là que mourut brusquement Jacques Cœur le 25 novembre 1456.

 

Revanche et réhabilitation

Prisonnier, puis fugitif, Jacques Cœur ne devait avoir de revanche complète qu’après sa mort. Lorsqu’il apprit à la fois l’héroïque fin que son ancien ministre avait trouvée dans l’île de Chio, à la tête de la dernière croisade du monde chrétien, et la prière qu’il lui avait adressée dans son agonie, Charles VII décida enfin de pardonner. Il ne redoutait plus personne.

L’homme du monde que cet étrange monarque a proba­blement redouté le plus ne fut ni Henri VI, roi d’Angleterre, ni Jean sans Peur, duc de Bourgogne, ses ennemis de chaque instant, mais Jacques Cœur, le plus fidèle de ses amis. Cœur enfin mort, l’heure de la clémence royale allait sonner.

Le premier familier du ministre déchu à obtenir sa grâce fut le plus compromis : Jean de Village, qui avait organisé l’enlèvement du prisonnier au couvent de Beaucaire.

Après ce coup de main, il avait été contraint par la pru­dence à quitter les états du bon roi René, pour gagner Rome où il retrouva son oncle auprès du pape. Faute de pouvoir arrêter le fugitif, Charles VII avait alors fait emprison­ner sa femme et ses enfants et confisquer tous ses biens.

En février 1457, quatre mois après la mort de son oncle Jacques Cœur, Village, qui était rentré en France où il vivait dans la clandestinité, sollicita du roi une remise de peine. Il l’obtint dans les termes les plus élogieux.

Six mois plus tard, le 5 août 1457, Ravant et Geoffroy Cœur, les deux fils du condamné, qui n’appartenaient pas à l’Église, obtinrent à leur tour la restitution de la grande maison que leur père avait fait faire à Bourges. Cet édifice avait échappé à la liquidation générale des biens appartenant à l’ancien argentier. Elle avait été mise en vente par Jean Dauvet mais nul, à Bourges, n’avait bougé. La ville entière venait de donner ainsi un magnifique exemple de fidélité à l’homme qui était alors et qui reste aujourd’hui encore le plus illustre de ses enfants.

En cette fin de 1463, la revanche posthume de Cœur apparaissait, décidément, complète.

 

 

Bernard Isnard

 

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