Autres personnalités Les récits et témoignages

Un enfant de choeur d’autrefois

Résumé

Ce touchant témoignage est en fait une véritable tranche d’histoire, l’histoire ‘une petite ville dans les années 1920, l’histoire de toutes les petites villes oùle poids de l’Eglise était omniprésent et les traditions sociales solidement implantées.

Ce témoignage, c’est celui d’un petit garçon de 10 ans, raconté avec un brin de nostalgie, par l’homme qu’il est devenu.

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L’Arbresle était, au début des années vingt, une commune dans le creux de la vague ; 2800 habitants après en avoir compté plus de 3600 à la fin du siècle dernier, à l’époque de la prospérité de la soierie, en attendant de revenir à plus de 5000 quand, dans les années soixante-dix, quatre-vingt-dix, elle aura tendance à devenir "cité-dortoir", malgré les efforts de son maire et de son conseil municipal pour freiner cette évolution. Le parc où se trouve actuellement le monument aux morts et les locaux de la mairie était encore, pour peu de temps, une propriété privée ; la mairie se trouvait sur la place de la République et la Poste sur la route de Sain-Bel, face au parc municipal.

Les rues, encore éclairées au gaz, étaient simplement empierrées ; la rue Centrale (aujourd’hui rue Charles de Gaulle) sera pavée en 1930 avant d’être revêtue d’un sous-produit du pétrole vers 1950. La silhouette de l’allumeur de réverbères faisait partie du quotidien. La circulation hippomobile n’était pas encore chose du passé.

Suivant les heures de la journée, on pouvait voir dans les rues un lourd charroi traîné par un ou plusieurs percherons, un phaéton promenant de gracieuses demoiselles ou la petite diligence noire qui faisait la navette entre la gare de l’Arbresle et la commune de Bully. Sur la façade de l’hôtel Chapet, au bas de l’avenue de la Gare vers le pont de la Madeleine, on pouvait voir, datant d’avant 1914, une plaque de marbre sur laquelle était gravé le prix des repas, banquets et chambres. "Repas : 1 franc 50" (anciens naturellement). Heureuse époque où l’on pouvait graver le prix des repas dans le marbre sans crainte d’être démenti par l’inflation dans les mois suivants !

L’été, devant les cafés situés sur la rue Centrale, on arrosait le sol pour éviter la poussière des automobiles heureusement peu nombreuses à l’époque. C’était le cas de l’hôtel du Lion d’Or, situé en face de notre appartement. Ce dernier n’avait reçu l’électricité qu’en 1918. Il n’y avait pas d’eau courante. Il fallait aller la chercher dans un seau ou un arrosoir, soit à la fontaine publique située, pour le quartier, à l’entrée de la rue du Marché, soit à la pompe située dans une cour impasse Charrassin, où des odeurs acres de corne brûlée vous prenaient à la gorge, car il y avait encore dans cette cour un maréchal-ferrant. Pendant la canicule, pour avoir de l’eau fraîche, on avait recours au puits du bourrelier dont le magasin est devenu la photographie Delorme. Il n’était pas question de réfrigérateur.

Chaque soir, quelques minutes avant huit heures, un observateur aérien aurait pu apercevoir deux cortèges se dirigeant vers l’église paroissiale pour la prière du soir, l’un, sur le pont de la Brévenne, l’autre sur le pont de la Turdine. Le premier était celui des "fichettes", toutes vêtues de bleu marine, jeunes filles hébergées et employées par l’usine Fichet, située à l’entrée de la ville en venant de Lyon ; l’autre, celui des élèves pensionnaires de l’institution de Mademoiselle Berger, située montée St Germain, toutes coiffées d’un chapeau du même modèle.

La construction de la chapelle du pensionnat Sainte-Thérèse, vers 1930, supprima le défilé du soir des pensionnaires et la guerre de 1939-45 entraîna la fermeture de l’usine Fichet et la disparition des "fichettes". Parfois, un roulement de tambour sur la place Carnot provoquait un attroupement : c’était le garde-champêtre qui communiquait aux habitants les informations municipales toujours précédées d’un vigoureux "Avisse". Les mardis et vendredis, jours de marché, sur la même place, un orchestre entouré de nombreux auditeurs et chanteurs égrenait les dernières chansons de l’époque comme "Nuits de Chine", "Sous le soleil marocain" ou "Les jardins de l’Alhambra". La radio et le microsillon ont fait disparaître ces orchestres au coin des rues.

La place de la Liberté, dont l’aspect a peu changé si l’on fait abstraction de la circulation automobile, servait de terrain de jeux aux gosses du quartier. Le temps y était cadencé par les métiers à tisser du père Mélèze sur le tic-tac desquels venaient s’inscrire parfois les notes sonores de l’enclume du père Four, le serrurier voisin. La grande distraction était d’organiser des courses : le soixante mètres dans la rue des Épis (aujourd’hui rue Émile Zola), puis le demi-fond que nous appelions le tour du moulin. L’itinéraire passait rue des Épis, moulin Crépet, quai des Frênes, rue Sapéon et rue du Marché. Parfois, nous descendions dans une petite île boisée de la Brévenne, derrière le restaurant Chol. C’était notre repaire. Au début de juillet 1921, le combat Carpentier-Dempsey alimentait les conversations et profonde fut notre déception quand la défaite de Georges fut connue.

Vers la fin du mois de septembre, nous étions attentifs à la maturité de la vendange. Si l’année avait été ensoleillée, les vendanges avaient lieu avant la rentrée des classes fixée au premier octobre. Cela nous permettait non seulement de gagner quelque argent mais surtout de vivre dans cette atmosphère de liberté et de bonne humeur qui est celle des vendanges. Il fallait voir le père Thévenard au repas de fin de vendanges, avec ses belles moustaches grises à la "gauloise", debout, le verre en main, "poussant" sa chanson,                                    

« Il n’est ni grand ni beau mon verre, 
Pourtant j’y tiens.
Il servit, depuis mon grand-père,
A tous les miens.                   
Le cristal le plus pur, le plus brillant Bohême,
Ne valent pas mon verre où burent mes amours,        
Seul à boire aujourd’hui je le remplis quand même,
En le vidant j’y vois refleurir mes beaux jours»

 

Enfant de chœur

C’est dans cette commune dont  l’église est dédiée à St Jean-Baptiste, qu’en 1919 le Père Caboux, deuxième vicaire de la paroisse, choisit certains d’entre nous pour être enfants de chœur. J’étais du nombre. Ce choix impliquait d’apprendre les réponses de la messe en latin, à l’usage dans l’église de Lyon qui, comme chacun savait, était différent de celui de l’église de Rome. Ce rite romano-lyonnais, dont certains éléments ont survécu jusqu’à Vatican II, remontait à Leidrade, évêque de Lyon. Désigné par Charlemagne pour réorganiser, dans son diocèse, le culte suivant la liturgie observée à Aix-la-Chapelle, elle-même calquée sur celle de Rome, il ne mena pas la réforme à son terme et garda nombre de textes et d’usages de la liturgie suivie jusqu’alors.

Il y avait à l’époque trois messes chaque jour dans l’église de l’Arbresle. Aussi devions-nous servir la messe alternativement à six heures, sept heures ou huit heures en semaine. Pendant cinq années j’ai souvent commencé la journée au pied de l’autel, à la droite du prêtre, en agitant la petite clochette au timbre clair:

– Introibo ad altare Dei,
– Ad Deum qui laetificat juventutem meam

Le moment délicat du service de la messe se situait peu avant l’élévation : celui où il fallait se porter avec la clochette et s’agenouiller à la droite de l’officiant. Ceci, pour être en mesure, pendant l’élévation, de tenir de la main gauche sa chasuble relevée afin de lui faciliter ses génuflexions et d’agiter la clochette de la main droite. Je rappelle que dans le rite romano-lyonnais le prêtre restait un moment les bras en croix après l’élévation. Aujourd’hui on a trop souvent envoyé aux oubliettes la chasuble, la clochette et même, en certains endroits, l’étole et les génuflexions.

Chaque jeudi matin, à huit heures, filles et garçons de la paroisse se retrouvaient à l’église pour la messe dite du patronage.

Suivant la coutume de l’époque, les filles étaient rangées sur le côté gauche de la nef, les garçons sur le côté droit. Ce qui n’empêchait pas certaines œillades mais les rencontres ne pouvaient se faire qu’en famille. Les messes du dimanche, annoncées par trois tintements de cloches, (dépêche-toi, voilà le second qui sonne, disait ma mère) avaient lieu à six heures, huit heures, et dix heures. Celle de dix heures était une grand’messe chantée où la totalité des enfants de chœur participait et où, à tour de rôle, nous servions en qualité de:

–  premier servant placé à droite de l’autel,

– deuxième servant placé à gauche de l’autel,

–  acolyte qui portait un candélabre avec son cierge,

–  thuriféraire qui, aux marches de l’autel, balançait l’encensoir.

Le balancement de ce dernier demandait un véritable entraînement. Il fallait l’obtenir uniquement par le mouvement du poignet et de l’avant-bras, le bras restant collé contre le corps. Pour ce faire, l’entraînement se faisait avec un livre sous le bras et malheur à celui qui le laissait tomber.

Quand je parle de l’autel, il s’agit bien entendu du maître-autel où le prêtre officiait tourné, comme les fidèles, face au tabernacle qui n’avait pas encore émigré vers quelque crédence discrète et solitaire. Dans les années vingt, mon père chantait une chanson du siècle dernier : "Le vigneron monte au pressoir comme à l’autel monte le prêtre". Aujourd’hui, le vigneron ne monte plus au pressoir, lequel est devenu un cylindre horizontal où se meut un piston hydraulique et le prêtre ne monte plus à l’autel, préférant officier de plain-pied face aux fidèles.

J’aimais ces messes solennelles où nous revêtions soutane rouge, surplis blanc brodé, camail et calotte rouges, ces messes où la liturgie chrétienne élevait nos âmes au-dessus des mesquineries et des tristesses de ce monde. Aux jours de grandes fêtes, le surplis était remplacé par l’aube, plus longue. La silhouette de ces enfants de chœur a disparu de nos églises de France depuis une trentaine d’années. Visitant l’église du Saint Sépulcre à  Jérusalem, en juin 1979, j’eus soudain devant moi deux enfants de chœur en soutane, aube, camail et calotte, précédant un prêtre de rite oriental qui allait dire sa messe en portant le calice recouvert du voile dont la couleur était assortie à celle de sa chasuble. Je crus, un court instant, avoir remonté le cours du temps.

L’après-midi était consacré aux vêpres avec le chant des psaumes suivi du salut du Saint Sacrement : "Dixit Dominus Domino meo…", et le toujours merveilleux : " Magnificat anima mea Dominum."

Les chants "0 salutaris Hostia  et  Tantum ergo" précédaient le salut du Saint Sacrement. Puis le prêtre, revêtu de la chape, grand manteau enveloppant qui s’agrafait par devant et de l’écharpe avec laquelle il saisissait l’ostensoir dans un geste majestueux et hiératique, bénissait l’assistance au milieu des fumées qui s’évaporaient des encensoirs. Puis, venaient les acclamations reprises par toute l’assistance : – Dieu soit béni – Béni soit Dieu dans ses anges et dans ses saints.

La prière du soir nous ramenait à l’église pour vingt heures. Récitation du chapelet ou du rosaire pendant le mois d’octobre, ou chants en l’honneur de la Vierge Marie pendant le mois de mai avec le célèbre cantique:

" 0 Marie, ô Mère chérie,
" Garde au cœur des Français la foi des anciens jours,
" Entends du haut du ciel le cri de la Patrie,
" Catholique et Français toujours."

Ce cantique ne cernait déjà plus la réalité du moment. Ce cri, s’il l’avait été naguère, n’était plus celui de la Patrie, mais d’une partie de cette Patrie seulement. L’avenir allait le confirmer.

Une journée unique entre toutes était celle de la première communion dite communion solennelle. Que de ferveur en ce jeudi de l’Ascension du 25 mai 1922. Tout est présent à mon esprit : la journée ensoleillée d’un printemps magnifique, la messe de communion du matin, la grand’messe et surtout les vêpres avec le sermon et le renouvellement des promesses du baptême. J’ai oublié le nom du prédicateur mais non l’idée maîtresse de son sermon, qui peut se résumer en trois mots: « Persévérez mes enfants ».

Puis, au terme d’une lente procession, venait pour chaque premier communiant l’instant solennel sur les fonts baptismaux : « Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres et je promets de vivre suivant les maximes de Notre Seigneur Jésus-Christ, selon le rite de notre Sainte Mère l’Église ». Tout était dit. Plus tard, les pompes de Satan seront parfois trop séduisantes et les promesses, momentanément oubliées. Mais, en ce jour, nulle réticence n’effleurait notre esprit et nous pouvions reprendre avec toute l’assistance le cantique : « J’engageai ma promesse au baptême, Mais pour moi d’autres firent serment, Aujourd’hui je veux parler moi-même, Je m’engage aujourd’hui librement. »

Revenus à nos places, les filles coiffaient une couronne de fleurs blanches, les garçons, une couronne de roses rouges, pour entonner d’une seule voix : « Bonne Marie, Je te confie, Mon cœur ici-bas »

Et la voix achevait, accompagnée d’un geste unanime, symphonie d’une centaine de mains élevant une couronne vers le ciel : « Prends ma couronne,  Je te la donne,  Au ciel n’est-ce pas,  Tu me la rendras »

Certains pourront sourire de cela, aujourd’hui où tant de choses sont reléguées au magasin des accessoires. Je comprends que les manifestations extérieures de la foi catholique évoluent avec le temps. Elles n’ont cessé de le faire depuis bientôt deux mille ans. Comme on voudrait cependant être sûr que dans soixante ans, nos jeunes d’aujourd’hui auront gardé de leurs premières années dans l’Église un souvenir aussi fidèle, aussi vivace, aussi émouvant que le nôtre. Dans la sacristie, conscients d’être associés au plus intime de la cérémonie, nous regardions le prêtre revêtir ses vêtements sacerdotaux, en partie abandonnés depuis le concile Vatican II, et préparer son calice, véritable œuvre d’art ornée de pierres précieuses qui généralement lui avait été offert par sa famille et ses amis le jour de son ordination.

Qui pourrait dire si certaines vocations religieuses n’ont pas eu dans ces instants d’intimité leurs lointaines et mystérieuses origines ? Puis, ayant préparé le calice et la patène, avec le corporal, la paie, le purificatoire et la bourse, le tout recouvert du voile, le prêtre portant le calice, d’un pas lent, la barrette sur la tête, se rendait à l’autel, précédé du ou des enfants de chœur. Peut-on évoquer ces derniers sans le souvenir des burettes ? Le général de Gaulle lui-même, dans un entretien avec Michel Droit, parlait des dirigeants du M.R.P. (mouvement républicain populaire) comme des notables qui avaient, dans leur jeune temps, « vidé les burettes ». Au risque de décevoir certains, je dois avouer que je n’ai jamais vu d’enfants de chœur vider les burettes, mais je n’oserais affirmer que cela ne s’est jamais fait.

Nos fonctions nous amenaient à participer, pour nombre de paroissiens, aux trois actes principaux de la vie : baptême, mariage et funérailles. Aux baptêmes, j’étais étonné de voir combien de parrains et de marraines avaient oublié leur "credo" et combien peu savaient répondre aux questions du prêtre venu attendre l’enfant à la porte de l’église.

C’était la sage-femme qui répondait à leur place :

– Que demandez-vous à l’Église de Dieu ?
– La foi.
– Que vous procure la foi ?
– La vie éternelle.

J’observais aussi les réactions du baptisé à l’épreuve du sel sur la langue et de l’aspersion sur les fonts baptismaux. Certains, placides, subissaient les épreuves sans rien dire, parfois avec le sourire, d’autres criaient de toutes leurs forces, certains criaient même en arrivant à l’église. La cérémonie s’achevait par la consécration de l’enfant à la Vierge Marie. La sortie d’un baptême, annoncée par le carillon des cloches, attirait toujours devant l’église une foule de gosses. Le parrain, selon l’usage, lançait des dragées et des pièces de monnaie que les plus forts ou les plus prompts ramassaient. S’il tardait trop, les gosses avec la cruauté inconsciente de leur âge, se mettaient à crier sur l’air des lampions, parlant par respect : "I’ crèvera…"

Je n’ai pas de profonds souvenirs des cérémonies de mariage. Certes, le fait de voir les candidats au mariage isolés sur leurs deux fauteuils placés en avant des familles, nous intéressait bien un peu, mais la messe solennelle était en définitive une messe semblable à celles des dimanches ou jours de fêtes. Le défilé des amis à la sacristie retenait davantage notre attention. Nous supputions (bien à tort) en regardant la richesse des toilettes, le montant des étrennes qui nous seraient données.

En revanche, les cérémonies funéraires m’impressionnaient au plus profond de moi-même. Deux enfants de chœur accompagnant le prêtre, l’un portant la croix, l’autre, le bénitier, allaient faire la levée du corps en soutane noire et surplis blanc, puis du domicile à l’église, le corbillard amenait le défunt pour la dernière fois. Je ne connais rien de plus poignant ni de mieux adapté aux circonstances qu’une messe de requiem. Même à douze ans, âge où l’on ne pense pas à la mort, les chants de l’office des défunts traduisaient pour nos âmes toute la tristesse des familles et l’espérance chrétienne de l’au-delà," Requiem aeternam dona ei Domine… " Libera me Domine, de morte aeterna…"

J’étais consterné de voir certaines personnes refuser d’entrer dans l’église et attendre sur la place la sortie du corps, même l’hiver par grand froid. Joseph Folliet, journaliste lyonnais, a noté avec humour que ses compatriotes (non seulement de la ville, mais de la région) pouvaient se classer en deux catégories : ceux qui préféreraient se faire tuer plutôt que de manger du saucisson le vendredi-saint et ceux qui préféreraient toujours se faire tuer plutôt que de n’en pas manger.

Puis, c’était la montée au cimetière avec le corbillard à chevaux, ces derniers étant plus ou moins richement habillés suivant la classe de l’enterrement, elle-même reflétant la position sociale du défunt. Certains jours d’été, devant les difficultés de la montée au cimetière qui est plutôt raide, nous revenaient à l’esprit les paroles de la fable : "Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé

Enfin nous parvenions sur le replat et, après le passage devant la ferme Valois, nous arrivions au cimetière devant la tombe ouverte. Les dernières prières, les pleurs de l’être cher, quelquefois pour un notable, un discours de Monsieur Gentil-Perret, maire de l’Arbresle. La descente du cercueil dans la tombe, les cordes qui grincent, l’ultime bénédiction, puis le défilé des parents et amis donnant l’eau bénite ou jetant un peu de terre sur le cercueil.

Nous amorcions la descente avec le ou les prêtres qui avaient participé à l’enterrement et, à la sacristie, le père Caboux, nous donnait chacun une étrenne de cinquante centimes que nous transformions aussitôt en bonbons chez la mère Thomas, la femme du sacristain qui tenait épicerie, en haut de la rue Saint Jean, sur la place de l’église. Suivant l’heure, nous rentrions à la maison ou rejoignions l’école.

Quand après soixante années écoulées, je reviens au pays pour des séjours toujours trop courts, je ne manque pas de faire une visite au cimetière et je parcours en voiture cette montée que naguère je gravissais à pied. Le paysage est resté, en gros, semblable à lui-même. Si l’on regarde plus attentivement, on découvre deux monuments nouveaux, souvenirs des jours sombres de l’été 1940, qui attestent le souvenir et la reconnaissance des Arbreslois : à droite en montant, le monument à la mémoire des soldats sénégalais qui tombèrent là pour sauver l’honneur et, à gauche un peu plus loin, la statue de la Madone qui protégea (et protège toujours) l’Arbresle. Sur le replat, un atelier de monuments funéraires est venu s’installer entre la ferme Valois et le cimetière. Ce dernier s’est agrandi d’un nouvel enclos, traduction sur le terrain de l’augmentation de la population. C’était hier et déjà se rapproche l’échéance que tout être humain trouve dans ses comptes dès sa naissance. Seigneur, faites qu’au jour de mon départ on puisse trouver un prêtre capable de chanter encore le « Requiem » et le « Libera ».

Le jeudi après-midi, le Père Caboux organisait le patronage. Je ne sais si  les jeunes d’aujourd’hui ont une idée de ce qu’était le patronage d’alors. Le « patro », c’était une grande famille où nous retrouvions beaucoup de camarades, mais aussi certains de l’école laïque. Nous apprenions à nous connaître et, profitant des situations et des incidents de parcours, le Père essayait de nous inculquer ces principes de morale sans lesquels toute société retourne plus ou moins vite à la décadence.

Nous partions tous les jeudis après-midi pour de longues marches, après avoir pris un sac de pain chez l’un des boulangers de l’Arbresle. Où allions-nous ? La Tourette, le bois Carré, le crêt de Popey, le Poteau, le château de Châtillon, le bois de Nuelles, la chapelle de Fouillet et j’en oublie, constituaient  à tour de rôle les objectifs de ces promenades. À quatre heures, le Père distribuait le pain ; nous étions vraiment des compagnons, au vrai sens du terme, ceux qui partagent le pain.

 Un jeudi, qui fut d’ailleurs unique, le Père avait pu se procurer en plus du pain, quelques saucissons. Nous étions au bois Carré. Après avoir ramassé branches et brindilles nous avions allumé un feu de bois. Sous la braise nous avions fait cuire les saucissons enveloppés dans du papier mouillé. Vu le recul, jamais « casse-croûte saucisson » ne fut plus apprécié !

On jouait au ballon, aux gendarmes et aux voleurs, quelquefois à la petite guerre, puis le soir, nous revenions fourbus, l’hiver lèvres et cuisses gercées, mais joyeux en chantant à pleins poumons : "J’ai cassé le do de ma clarinette" ou, à la belle saison, " Que la route est belle par un soir d’été…"

Je rapporte un incident qui montre les capacités du Père Caboux dans le domaine de l’éducation. Nous revenions du bois Carré et notre petite troupe approchait de la ville sur la route de Bully quand l’un de nous déclara : "J’ai oublié ma pèlerine au bois Carré". J’eus le malheur de dire un peu trop haut: "Toujours les mêmes qui oublient leurs affaires. Ils n’ont qu’à se débrouiller." La nuit allait tomber. Il était peu prudent de laisser le fautif retourner seul au bois Carré. Le Père, qui avait tout entendu, m’appela : "Plagnard, tu vas accompagner Morin et je compte sur toi pour cette mission. Je préviendrai vos parents pour votre retard." Je n’ai jamais oublié cette leçon.                              ,

Nous allions quelquefois jouer au clos "Landar", propriété aujourd’hui divisée en lotissements, dont l’entrée, fermée par un vieux portail rouillé, se trouvait dans la montée du Champ d’Asile. La propriétaire, que je revois nous accueillant avec gentillesse, n’était autre que la veuve du mage Philippe mort en 1905. Née Jeanne Julie Landar, fille d’un riche industriel lyonnais, elle avait épousé Monsieur Philippe célèbre guérisseur de la fin du siècle dernier qui opérait à Lyon dans son cabinet de la rue Tête d’Or et qui ira même à St Petersbourg, demandé par le Tsar de toutes les Russies. Madame Philippe a survécu trente-quatre ans à son mari. Elle repose maintenant auprès de lui, au cimetière de Loyasse, à Lyon sur le plateau de la Sarra.

L’abbé Caboux est resté vicaire à l’Arbresle pendant dix-sept ans puis, en 1928, il fut nommé curé de Grigny. Au nouvel an 1929, nous, ses anciens du patronage lui envoyâmes nos vœux. Il me répondit par une carte que je possède toujours : "Sois mon bon interprète auprès des gones de l’Arbresle qui ont eu la délicate pensée de m’offrir leurs meilleurs vœux.". Quelques années plus tard, il fut nommé curé de la paroisse du Soleil à St Etienne où il est mort d’épuisement à la fin de la guerre après avoir pris une part active dans la résistance à l’ennemi. À ses funérailles au milieu d’une assistance très nombreuse et recueillie, assistait une délégation de ses anciens de l’Arbresle conduite par Monsieur Desigaud.

Nous étions très jeunes dans ces années vingt. Le Père Noël ne mettait pas grand-chose dans nos souliers qui n’étaient d’ailleurs que des galoches. Nous ne connaissions pas la radio, encore moins la télévision et l’ordinateur, à peine le cinéma et le phonographe. Nous n’avions pas vu l’homme marcher sur la lune, mais nos cœurs étaient pleins de joie,

 

Georges Plagnard

 

Né à L’Arbresle le 21 février 1911, il fréquente l’école du Père Perret (Champagnat) puis l’école La Salle à Lyon. Débute sa carrière  professionnelle comme dessinateur chez Berliet.

 

Après un bref passage chez Michelin, s’engage dans l’armée de l’Air où il devient rapidement officier et pilote. Il effectue l’essentiel de la Seconde Guerre Mondiale au sein des Forces Françaises Libres et s’il parlait peu de ses faits d’armes, on sait qu’entre Mai 1944 et Avril 1945, il s’illustra dans les Groupes Lourds Guyenne et Tunisie, unité composée de 128 équipages Français, titulaire de quatre citations à l’ordre de l’Armée, intégré dans le Bomber Command de la Royal Air Force. Basé en Angleterre à Elvington, il participa à de nombreuses et périlleuses missions de bombardements nocturnes sur les sites militaires et industriels de l’Allemagne nazie. ( voir l’article "la guerre dans un cockpit" )

Après la guerre, il poursuit sa carrière dans différentes missions en particulier au Maroc. Il termine avec le grade de Colonel au commandement de la base aérienne d’Orléans.

Très attaché à sa commune natale, il avait été membre des « Amis du Vieux l’Arbresle » et avait pendant longtemps alimenté de ses souvenirs le bulletin de l’Amicale des anciens élèves de l’École Champagnat.

Homme de Culture et d’Histoire, il avait, pendant sa retraite, effectué la généalogie des Plagnard de Saint-Romain-de-Popey commune d’origine de sa famille, où il avait trouvé la trace de ses ancêtres depuis le XVIème  siècle.

Avec un autre grand résistant, André Lassagne, il avait plus d’un point en commun. Ils étaient nés la même année. Ils aimaient l’Arbresle. Ils ont servi la France chacun à leur place et tous deux avec un courage qui laisse encore admiratif, longtemps après.

Georges Plagnard était Commandeur de la Légion d’Honneur.

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