Les militaires et politiques

Le Général Guibaud

Résumé

Le jeune sous-lieutenant Guibaud, après sa sortie de Saint-Cyr comme major de sa promotion, choisit l’infanterie coloniale et est affecté, en mai 1933, au groupe nomade d’Atar, en Mauritanie.

En 1935, une mission lui est confiée dans le Sahara dont il ne reviendra que par miracle. Cette aventure, la voici telle qu’il la raconte dans ses "cahiers de souvenirs" écrits en captivité, à l’oflag VIII H, en 1941.

 

 

Une aventure Saharienne

 

 

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Nous sommes à la fin août 1935. Le Groupe Nomade est divisé en deux échelons. Le gros de l’unité est encore dans l’Oued el Abiod où il a passé la période des grosses chaleurs, tandis que les animaux, regroupés sous la direction du commandant de Goum, c’est-à-dire à mes ordres se refont lentement des fatigues de l’été.

Les tornades de la fin juillet ont fait sortir les "r’bias" les jeunes pousses d’herbe verte qui couvrent les molles ondulations de l’Amatlich.

Quelques tentes sur les dunes, un minimum d’impedimenta, une soixantaine de goumiers, vingt bergers, 600 chameaux. Toute fatigue inutile est scrupuleusement évitée aux animaux; pas de corvée d’eau ; on s’abreuve et on se nourrit presque exclusivement de lait de chamelle; on fait même le thé avec ce lait. Pour ma part, je n’utilise que deux litres d’eau par jour pour ma barbe et ma toilette.

  Chaque été voit cette division des unités Méharistes, cette cons-titutiton d’un échelon de pâturages d’un "Azib" mais cette année, les circonstances exigent une observation encore plus stricte de cette coutume car on prépare la grande reconnais-sance d’hiver. C’est en effet notre Groupe Nomade qui sera chargé de faire la liaison Atar – Tindouf et retour, soit plus de 3000 kilomètres entre novembre et février.

La vie s’écoule pour nous dans le calme et la sérénité. Dès l’aurore, les troupeaux quittent le camp pour la zone qui est impartie à chacun d’eux. On retient chaque jour une vingtaine d’animaux dont les blessures réclament des soins ou dont il faut marquer à nouveau au fer rouge les matricules. Le reste de la journée se passe, pour moi, en rondes avec les chefs-bergers. En évaluant la croissance des bosses, on suppute la capacité de résistance que représentent ces réserves de graisse. C’est ainsi que nous voyons peu à peu s’augmenter le nombre des animaux dits de "razzi" qui participeront à la reconnaissance.

Vie de berger, de nomade, de patriarche.

  Sur ses entrefaites, un message radio du commandant prévient :

 1° qu’une remonte des diverses unités de l’Adrar aura lieu au Trarza, dans le sud, près de Boulimit,

 2° que cette opération me sera confiée et que je devrai acheter et ramener 200 montures pour le 15 septembre.

Nous sommes à la fin d’août. Il s’agit donc de faire vite.

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Pour gagner Boulimit, il y a deux itinéraires : celui des caravanes, le plus sûr mais le plus long, qui part de la région d’Akjoujt et suit la chaîne des puits de Toumi, Zar etc… Et puis il y a la route directe, plus courte d’un tiers, à travers les massifs dunaires qui barrent en écharpe les grandes étendues du Sud-Ouest de l’Adrar jusqu’à l’Atlantique.

  Aucun puits, aucun point de repère. Il faut naviguer à l’estime et tomber sur le puits cherché à 400 kilomètres du point de départ. Avec un excellent guide la chose semble possible. Or, un goumier, originaire du Sud, assure bien connaître cet itinéraire. Fort de mes trente mois de désert, je décide donc de risquer l’aventure.

 

 

 

 

Je pense que le voyage sera facilité par le fait que nous sommes déjà à la fin des grosses chaleurs et que les dernières tornades ont certainement laissé des mares d’eau de pluie qui permettront d’abreuver les animaux et de se réapprovisionner en eau en cours de route.

 Seulement il nous faudrait de bonnes montures: cinq au minimum, pour moi et quatre goumiers. Mais l’effectif prévu pour la reconnaissance d’hiver est loin d’être atteint et il serait regrettable de retirer cinq animaux du total nécessaire. Il faut donc nous contenter de bêtes médiocres qui, estimons-nous, feront toujours le trajet aller et que nous liquiderons à l’arrivée pour un prix modeste; quant au retour, il sera facile puisque nous disposerons alors de 200 chameaux neufs.

Le 26 août, notre petite troupe quitte le camp et pique au Sud-Ouest.

J’emmène avec moi : le grand Ahmed Salem O.Kebbache, tireur et chasseur d’élite qui eut le dos labouré par une balle au combat de Toulounine le 7 septembre 1931, Brahim O.Zenaguy, l’insupportable bavard, Helal O.Mellah, mon fidèle palefrenier qui, le 30 mars 1934, gagna sa croix de guerre au combat d’Anakjir, et enfin, Mohamdi O.Aleyim, originaire du Trarza qui doit nous servir de guide. Il est le seul à connaître ce pays et comme la carte la plus récente de cette région peu fréquentée date de 1911, nous sommes bien obligés de nous fier à lui.

La première journée de marche se passe sans incidents. Le parcours facile et la température très supportable semblent donner raison aux prévisions les plus optimistes. La Garat el Fars clôture l’étape, au seuil des grandes dunes de l’Amatlich.

La traversée de ce massif de sable est réputée difficile même pour qui connaît bien les passages et aucun de mes goumiers ne les a déjà vus. Il nous faut donc attendre l’aube du 27 pour nous mettre en marche.

    On s’engage réso-lument dans ce mouton-nement gigantesque d’un chevauchement d’immenses tas de sable mou et croulant. Bêtes et gens enfoncent jusqu’aux genoux dans une poussière impal-pable. Les arêtes vives obligent à des détours longs et fatigants si bien qu’après quatre heures de marche on est encore loin d’en voir la fin.

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  La chaleur semble avoir augmenté d’un seul coup et des bouffées brûlantes de vent d’Est font redouter le pire. Il faut cependant repartir de bonne heure l’après-midi afin de sortir avant la nuit de ce dédale aveuglant.

Les montures semblent avoir beaucoup souffert de cet effort trop grand pour leur état. Leurs flans se creusent, accusant déjà la soif, et pourtant, elles ont bu la veille à midi. D’autre part, la réserve d’eau, réduite au strict nécessaire, pour ménager les bêtes, en a pris un bon coup et le vent d’Est assèche les outres.

De sombres pressentiments viennent m’assaillir, mais il n’est plus temps de reculer : le quart le plus difficile du trajet est accompli ; il n’y a donc qu’à foncer.

Un peu avant le coucher du soleil, nous recoupons de nombreuses traces de gazelles ; elles sont fraîches et vont toutes dans la même direction. Cette convergence semble indiquer la présence de quelque mare d’eau de pluie.

En effet, à quelques centaines de mètres, nous trouvons cinq ou six flaques boueuses. Les animaux s’abreuvent tant bien que mal. En raclant le sol avec une écuelle, les hommes arrivent à récolter une outre d’eau épaisse, couleur café au lait.

Cet événement heureux ramène la confiance et les visages sont plus détendus en dépit de la fatigue de cette journée épuisante.

Pendant la matinée du 28, nous traversons une zone plane et facile. Un grand oued asséché offre des alignements d’épineux verdoyants et de mimosées en fleurs. L’abondance des caroubes et la solitude, du fait du manque d’eau de cette région, en a fait la terre d’élection d’un gibier nombreux et varié. A côté de centaines de traces de gazelles, on y trouve celle du maer au chanfrein de bourricot et de l’adax aux cornes en forme de lyre. Des biches fuient en bande à travers les touffes de "markouba".

Ahmed Salen O. Kebbache tire aisément deux beaux mâles qui assureront notre ravitaillement en viande pour quelques jours.

Vers onze heures, ce maudit vent d’Est reprend de plus belle et noie tout le paysage dans une brume de sable rougeâtre. Nous commençons à économiser l’eau, mais l’organisme s’assèche vite au souffle brûlant de "l’Irifi". J’ai l’impression de visiter les machines d’un bateau et de me trouver entre les chaudières.

  Au crépuscule, le détachement franchit une arête rocheuse que nous regardons tous intensément car c’est le dernier point connu, le dernier point sûr ; ce sont en même temps les derniers cailloux que nous trouverons, car devant nous, ne vont se succéder maintenant que les grands massifs de sable qui séparent l’Adrar du Sénégal.

  Le guide interrogé semble en forme et sûr de lui et, comme soixante nouveaux kilo-mètres ont été abattus, le moral est élevé et les inquiétudes de la veille sont quelque peu dissipées.

La chaleur qui n’a cessé d’augmenter ne faiblit pas, même comme de coutume, dans les heures qui précèdent l’aube du 29. Les guerbas deviennent flasques malgré les efforts que tous font pour boire le moins possible.

  Au jour, nous nous trouvons déjà dans une région toute nouvelle pour des hommes habitués aux grands espaces du Nord où les routes sont le plus souvent jalonnées de pitons visibles à très grande distance. Ici, l’aspect du pays est tout autre : un terrain coupé de molles ondulations parallèles, orientées N.E. – S.O., limitent la vue à deux ou trois kilomètres au maximum. De plus le nombre des épineux augmente et donne une impression d’étouffement, celle de voyager en aveugle. À chaque crête nouvelle on espère voir plus loin, apercevoir un point de repère quelconque… Mais chaque fois on est déçu. À une crête en succède une autre, identique, dont le profil danse dans l’air chaud.

 

Toute la journée du 29 se passe ainsi en expériences décevantes. Pourtant arrive un élément nouveau et défavorable : nos animaux habitués aux terrains plats fatiguent beaucoup du fait des montées et descentes continuelles. L’un d’eux est déjà à la traîne et son cavalier fait la route à pied.

Le soir nous tenons conseil autour du feu. Les animaux ne veulent plus manger car ils ont trop soif et donnent des signes évidents d’épuisement. L’eau va manquer. Toutes les mares escomptées étaient à sec. Il reste environ cinq litres pour cinq hommes. Nous ne mangeons presque plus rien depuis la veille pour ne pas accroître notre soif. Où nous trouvons-nous?

 Le guide affirme être dans la bonne voie, se reconnaître parfaitement et assure que la journée du lendemain nous amènera près d’un puits. On lui fait certes confiance, mais personne ne peut dormir; les hommes se tournent et se retournent sans pouvoir s’assoupir. Les animaux, le cou tendu, la tête posée sur le sol, geignent de soif.

La scène est assez sinistre.

Avant l’aube, un petit vent frais ranime tout le monde et la confiance revient avec le jour. Je décide alors de conserver dans mon bidon deux litres qu’on ne touchera qu’à la dernière extrémité. La boue liquide qui reste dans le fond des outres est équitablement partagée avant le départ.

Dès maintenant, nous ne nous accorderons plus que trois verres à thé d’eau par homme et par vingt-quatre heures. Il faut sortir de là.

La fraîcheur fait bientôt place au vent chaud régulier. Nous sommes tombés en plein dans la période chaude de "l’allawa", bien connue et redoutée des indigènes, mais qui, par malchance est, cette année en avance de quinze jours.

Un deuxième animal se met à tirer la jambe. Sur cinq montures, il n’y en a donc plus que trois de valides. Les goumiers montent à tour de rôle.

On marche, les dents serrées, les yeux fixés sur l’horizon qui, dès neuf heures, est noyé dans les mirages. Le guide paraît maintenant hésitant. Il change souvent de direction, oblique à gauche puis à droite. Enfin, pressé de questions, il avoue qu’il est complètement perdu et que, normalement, nous aurions déjà dû atteindre le puits annoncé depuis plusieurs heures.

Un morne silence accueille ses explications, mais à quoi bon récriminer ? Cela n’avancerait à rien. La situation est assez grave comme cela. Tout en marchant, nous l’envisageons aussi objectivement que possible.

Et d’abord, où sommes nous ? Vu le chemin déjà parcouru, nous sommes certainement dans la région de dunes qui s’étend du Trarza au Tagant, c’est-à-dire à environ cent ou cent cinquante kilomètres de la piste d’Alger à Moudjeria et de la chaîne des puits qui la jalonnent tous les trente kilomètres. Je la connais bien pour l’avoir empruntée en mai 1933 à la tête d’un contingent de tirailleurs que je devais conduire à pied de Podor à Atar.

L’eau ? En nous rationnant comme prévu, nous pouvons encore tenir vingt-quatre heures, mais à condition d’être montés. Or il nous faut faire la moitié des étapes à pied.

Les chameaux ? ceux encore en état seront-ils capables de faire ces cent cinquante kilomè-tres qui sauveraient la situation ? Avons-nous quelques chances de rencontrer des campements ou des convois ? Non, car la route suivie n’est pas celle des caravanes et les troupeaux ne fréquentent cette région que l’hiver. D’ailleurs, l’absence totale de traces corrobore la justesse de cette remarque. Il n’y a donc qu’une solution : marcher plein Sud à la limite de nos forces afin de tenter d’atteindre un de ces puits de la ligne d’étapes Aleg – Moudjeria.

 Le soir, nous nous partageons la moitié du bidon : Un litre d’eau chaude pour cinq hommes ! Naturellement, impossible de manger. Pas question non plus de dormir ; on ne le pourrait du reste pas.

Au lever de la lune, nous repartons et marchons sans trêve jusque vers 10 heures. Les animaux n’avancent plus qu’avec peine. Les chèches sont remontés sous les yeux pour diminuer l’assèchement de la gorge. Il faut cependant s’arrêter en attendant que le soleil ait basculé vers l’Ouest.

 

Les montures sont, par acquit de conscience, entravées dans une belle plaque de pâturage. Elles restent debout, immo-biles, grandes charpentes efflanquées, figées au soleil.

Je m’allonge sous un épineux et suspends le fameux bidon au-dessus de ma tête. J’entends le floc-floc lancinant du demi-litre restant que j’ai l’intention de distribuer au moment du départ.

Les goumiers sont groupés sous un arbre voisin et discutent entre eux. Je garde mon pistolet à proximité de la main car la soif a parfois d’étranges conséquences ; mieux vaut être sur ses gardes.

Vers quatorze heures, les ombres ont changé de sens et commencent à s’allonger vers l’Est. Il faut repartir. Les nerfs sont à bout, les gorges brûlent, les yeux sont cernés, les traits tirés. La distribution d’eau, la dernière, s’effectue dans un silence pesant. Nous sommes encore probablement à quatre-vingts kilomètres du but. Il faudrait y arriver à tout prix demain à midi, mais à l’allure où vont nos animaux, il ne s’agit plus de s’arrêter. C’est notre dernière chance de salut.

La situation est tragique. Personne ne se le dissimule. Le guide, le principal responsable et le plus jeune de nous cinq, fait pitié à voir. Personne ne songe d’ailleurs à lui adresser de vains reproches.

Mes hommes m’avouent alors qu’ils ont promis, si nous nous en sortions, d’offrir une chamelle au marabout de leur tribu. Je leur rétorque que, de mon côté, dans ma religion de "nocran" (de nazaréen), j’ai fait une démarche analogue.

Nous nous sentons étroitement solidaires. Il n’y a plus ni lieutenant ni goumiers, ni européen ni indigènes, ni chrétien ni musulmans. Il n’y a plus que cinq hommes décidés à tout pour se sortir d’affaire !

"Aux chameaux" !… Les animaux ne sont plus là; les hommes jurent contre cette fatigue supplémentaire et disparaissent avec les cordes à nez… Une demi-heure se passe. Je me demande ce qui a pu leur arriver quand, soudain, ils reparaissent les traits détendus, les yeux animés, le sourire aux lèvres. Ils ont trouvé, me disent-t-ils des traces datant au plus de la nuit, se dirigeant vers le sud.

Les montures, le pâturage pourtant abondant sur place, ont passé la méridienne a se promener avec les petits pas saccadés que leur permettaient leurs entraves. Elles se sont ainsi éloignées à environ deux kilomètres vers l’Ouest, c’est-à-dire perpendiculairement à l’axe de marche de notre détachement… et, c’est ce qui va sauver la situation. C’est réellement miraculeux, le terrain étant très coupé, les traces découvertes et les nôtres auraient continué encore longtemps à courir parallèlement sans se rencontrer.

On selle avec ardeur. Il s’agit de rattraper les chamelles laitières avant qu’il ne soit trop tard; mais, l’angoisse a disparu; on respire mieux; le morne silence des dernières quarante huit-heures fait place aux échanges habituels de plaisanteries.

On marche, on marche, les yeux rivés sur les traces. Il y en a une soixantaine, presque toutes de chamelles suitées de leurs petits; deux bergers, à pied, poussent l’ensemble. Le troupeau ne va certainement pas vite car les bêtes, de temps en temps, s’égaillent pour brouter. Voilà du moins ce qui est imprimé sur le sol.

Le soleil n’est plus qu’à une main au-dessus de l’horizon, plus qu’une heure de jour, au maximum… et, toujours rien, que le moutonnement blond et vert pâle des dunes boisées.

Le découragement prend peu à peu le dessus…

Soudain, une exclamation de joie ! A deux kilomètres environ, un point blanc brille parmi les arbustes. De crainte d’une désillusion, j’objecte que ce n’est peut-être qu’un simple rocher. Un véritable hurlement me répond : "I arrek" çà bouge ! Cela bouge effectivement. Le point blanc n’est plus seul. De partout, jaillissent des silhouettes brunes, rousses, beige, grises, et en tous cas, bien vivantes.

Tout le monde exulte; la réaction se produit; la moindre parole provoque de longs rires nerveux. Le cauchemar est fini. Peu importe où nous pouvons être. On s’en souciera plus tard.

Dès notre arrivée au troupeau, ses bergers nous tendent de grandes écuelles de lait mousseux que nous lapons goulûment à tour de rôle, sans prendre le temps de mettre pied-à-terre.

Nous apprenons alors que nous sommes encore à soixante-dix kilomètres du point d’eau le plus proche. Devant notre étonnement de les trouver, à cette époque, dans cette région, les bergers nous expliquent qu’ils reviennent seulement de faire faire à leurs bêtes leur cure annuelle de plantes salées. Ils sont en cela en retard d’un mois sur leurs voisins car ils ont dû effectuer, au préalable, des convois d’arachides au Sénégal.

Tout est parfaitement clair et nous voyons maintenant les deux faits miraculeux qui nous ont réellement sauvé la vie : d’abord, le retard de cet unique campement dans le cycle normal des transhumances, puis le déplacement de nos montures hors de notre route pendant cette sieste qui aurait pu être la dernière.

Nous avons tenu nos promesses à l’égard de la providence. En outre, en ce qui me concerne, l’événement est commémoré par une plaque : "Merci à Marie – 1935" placée aux pieds de la statue de la Sainte Vierge qui protège, depuis des générations, ma vieille maison de famille.

Une semaine a suffi pour mener à bien nos opérations et il ne nous reste qu’à regagner notre camp en poussant devant nous deux cents animaux en pleine forme.

Deux cents chameaux haut le pied, cinq hommes, ou, plutôt cinq bergers, le chèche étroitement serré autour des reins, le bâton à la main, chevauchant des montures de sang. Nous allons, pendant quelques jours, mener une vie de cow-boy de western !

Nous marchons presque sans interruption, grâce à la belle lune de septembre. On fait quatre-vingts kilomètres par jour. Toutes les quatre heures, arrêt d’une demi-heure, quelques verres de thé, on change de monture et la course reprend.

Nous sommes répartis autour du troupeau : trois à l’arrière poussant l’ensemble à grand renfort de cris gutturaux, un de chaque côté canalise le moutonnement de têtes, de bosses, de croupes. Une grande bête grise sert de chef de file et entraîne l’ensemble, ce qui lui a valu, de ce jour, de la part des goumiers, le titre de "Colonel". Il me faudra, de ce fait, me l’attribuer comme monture jusqu’à la fin de mon séjour.

Tantôt, le troupeau se rassemble en une masse confuse ; tantôt, il s’étire pour serpenter entre les crêtes des dunes vives.

Le problème de la direction est simple. Il n’y a qu’à marcher plein Nord-Est et on est sûr de parvenir dans une région connue, balisée par des montagnes aux contours familiers. Quant aux étapes, elles seront déterminées par la réserve d’eau. Si cette dernière se raréfie, on fera cent kilomètres au lieu de quatre-vingts. C’est tout.

Aussi, les esprits sont-ils légers ; les blagues fusent constamment. On passe les longues heures de nuit à raconter d’interminables histoires, à rappeler des scènes de l’Ancien Testament, à inventer des devinettes, à composer de petits bouts rimés des "gafs". Nous respirons à pleins poumons le grand air du large, l’odeur âcre des herbes humides de rosée et celle tellement familière des bêtes en sueur.

Le "Grand Chariot" a plongé depuis longtemps au Nord-Ouest et Vénus blanchit l’horizon: Cette fausse aurore qui précède d’environ une heure l’aube réelle, a valu à cette planète le surnom de "Kethabs", la "Menteuse". Puis, d’un seul coup, l’Orient s’éclaire violemment et le ciel se découpe en bandes parallèles allant du rose feu au bleu nuit. Quelques étoiles sont même encore visibles à l’Ouest. Alors, sans transition, le soleil émerge de la ligne bleu sombre des premiers contreforts de l’Adrar.

C’est le moment du "Ftar", du breakfast. Chacun coince la rêne entre ses orteils et prend un morceau de viande grillée pendue à sa selle. Le chef a droit au morceau de choix : la tête ; tout en trottant, il décortique avec son canif et savoure la langue, la cervelle…

Il fait encore frais ; on sort de l’engourdissement de la nuit: C’est un des moments les plus agréables au désert..

La ligne de hauteurs crénelées qui barre maintenant l’horizon indique le but tout proche. Il ne reste qu’à choisir le point de direction avant que les mirages ne viennent tout déformer.

A la fin du jour, un dernier mouvement de terrain à franchir et nous serons au camp.

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Tout le monde se met en tenue et je me rase tandis que mes hommes se taillent mutuellement la moustache en coinçant les poils entre les lames de deux couteaux.

Un coup d’œil : tout le monde est prêt… Allons-y !

Nous gravissons la dernière crête et, soudain, apparaissent les petits cônes bruns sur la dune où nous les avons laissés il y a une vingtaine de jours.

Nous pénétrons dans le camp avec la majestueuse lenteur d’un train qui entre en gare et sommes accueillis par les cris des hommes et les you-you des femmes.

Chacun va retrouver sa tente, sa cantine ou son sac de cuir, c’est-à-dire tout ce qui constitue le foyer du méhariste.

Les huit cents kilomètres de route, les fatigues, les angoisses et les joies du voyage s’estompent déjà dans le passé mais serviront à meubler plus d’une veillée tranquille sous les étoiles.

Le "Scorpion" se dresse déjà sur sa queue dans le Sud. Les troupeaux rentrent activés par les sifflements des bergers, la sentinelle d’un petit poste commence sa veille en invoquant le Seigneur.

Le bon temps est terminé ! "Elli fat mat", ce qui est passé est mort comme dit le proverbe.

Demain il me faudra songer à faire un rapport !

 

 

                                                                 En nomadisation… MAURITANIE 1935

                                                                En captivité… OFLAG VIII H 1941

 

 

 

 

Dossier préparé par Robert Roth

 

Nous remercions vivement Marie-Ange Guibaud pour se collaboration ; en particulier pour nous avoir confié les cahiers du général, son frère, et des photos d’illustration

 
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