Les industriels et inventeurs

Pierre-Marie DURAND

Résumé

Pierre-Marie Durand avait pour père un autre Pierre-Marie Durand (né le 7/11/1821 à Bully, décédé le 2/7/1871 à l’Arbresle), originaire de Bully où les Durand, nombreux, ont laissé plusieurs constructions (cf. Jean Mirio dans « Bully et son histoire »). On rencontre également plusieurs tombes à ce nom au cimetière de Bully. En 1861, ce père était huissier à l’ Arbresle. Pierre-Marie Durand (le fils) naquit donc à l’ Arbresle le 22 août 1861.

Sa mère, veuve depuis 1871, se remaria avec Etienne Antoine Laval (contrat du 27 décembre 1877, sous le régime de la séparation de biens). Elle acquit personnellement en trois lots en 1878 et 1881 ce qui est aujourd’hui le Clos de la Jarretière, limité par la nouvelle et l’ancienne route de l’Arbresle à Éveux.

 Elle y fit construire presque aussitôt les bâtiments actuels qu’elle habita avec son époux et ses deux fils durant leur jeune âge. En 1889, elle fait donation de cette propriété à ses deux fils.

Il est intéressant de reproduire ici l’intégralité de l’acte de donation qui précise bien les origines de la propriété :

 Étude de Me FABRE, notaire à Lyon, 10 rue de la République concernant la donation-partage Laval Durand du 16/2/1889.

 Madame Marie-Pierrette Durand, veuve en premières noces de Pierre-Marie Durand, huissier et épouse en deuxièmes noces de monsieur Etienne Antoine Laval, propriétaire et maire d’Éveux (contrat de mariage en séparation de biens chez Me Depardon, notaire à Ste Foy-les-Lyon en date du 27/12/1877 ) donne :

1) à Pierre-Marie, licencié en droit, principal clerc d’avoué, 6 rue de la Gerbe à Lyon

2) à Louis Barthélemy, aspirant de marine de 1ère classe, actuellement embarqué à bord de l’aviso-torpilleur "La Flèche" de l’escadre d’évolution de la Méditerranée, domicilié à Éveux, résidant de fait à Toulon. 

Désignation des biens : une belle propriété bourgeoise, située à Éveux, lieu des Rosiers comprenant maison de maître, bâtiments pour ferme, pièce d’eau, cour, terrasse, jardin anglais et potager, vigne et pré de la contenance approximative d’un hectare, la dite propriété faisant un îlot entouré de trois côtés par le vieux et le nouveau chemin de l’Arbresle à Éveux.

Origine de la propriété :

1 – Madame Laval en a acquis une partie de Mlle Marie Annie Roux propriétaire à Éveux, suivant contrat passé devant Me Passeron, notaire à l’Arbresle en date du 8 novembre 1878.

2 – Dans le contrat de vente est intervenu la mère de la venderesse madame Veuve Roux qui renonce à tous ses droits. Melle Roux étant propriétaire du dit terrain en vertu de l’attribution qui lui en a été faite suivant acte reçu par Me Peillon, notaire à l’Arbresle le 15/11/1861 contenant le partage des biens de la succession de Mr. Jean Claude Roux, son père et donation par Mme Benoîte Bibost, veuve Roux, de tous ses biens à ses trois enfants.

Madame Laval a acquis une autre partie du terrain soit 33 ares 58 centiares de M. François Balmont, propriétaire à Éveux sous contrat passé devant Me Passeron le 1/12/1878, M. Balmont étant lui-même propriétaire de la parcelle vendue comme l’ayant acquis de M. Antoine Laval en son vivant, conducteur des Messageries générales de France et de Madame Catherine Jomard, son épouse suivant acte reçu par Me Peillon en date du 27 octobre 1839.

 Madame Laval a acquis de la commune d’Éveux une partie du vieux chemin allant de l’Arbresle à Éveux.

 Son fils aîné Pierre-Marie est alors licencié en droit, principal clerc d’avoué, et demeure à Lyon, 6 rue de la Gerbe. Il a 28 ans, est célibataire. Son frère Barthélémy (1866- 1956)   est déjà Aspirant de marine de 1ère Classe à 23 ans. Il fit carrière dans la Marine, puis maire d’Étampes près de Paris. Il avait épousé Germaine Griffon ( 1876-1960).

Tous deux sont inhumés à Éveux, dans une tombe dont la commune a accepté d’assurer à perpétuité l’entretien en échange d’un don. À la sacristie parmi les vases sacrés, on note un calice sous le socle duquel on lit " Madame Durand à la Paroisse d’Éveux -1956."» Ce couple n’eut pas de descendance.

En 1900, les deux frères vendent la Jarretière à madame Veuve Berthollet, alors directrice des Usines Roche  à l’Arbresle, sur la route de Sain Bel, et dès 1909, la propriété est à la famille qui l’occupe encore actuellement. 

L’industriel

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Avoué dans la région lyonnaise, c’est un peu par hasard qu’en 1903, il s’était intéressé au secteur électrique ; un de ses clients qui avait fait de mauvaises affaires. Il possédait une petite ligne électrique destinée à un tramway.

La première entreprise créée par P.M. Durand à l’Arbresle : l’Énergie Industrielle  >

À partir le là, Durand alimente les gens des alentours et se lance ainsi dans la distribution d’énergie.

Un sens remarquable des affaires lui permet d’agrandir rapidement son domaine électrique. Il rachète de nombreuses sociétés en déficit ; l’appétit venant, le groupe Durand, sous le nom d’ « Énergie Industrielle », se développe au gré des opportunités.

Après quelques années « l’Énergie Industrielle » s’était taillée un empire. Sans conteste premier distributeur français, le groupe Durand possédait une très large implantation territoriale.

Une trentaine d’exploitations touchaient aussi bien l’hydraulique que le thermique, la production que le transport. Le groupe Durand exploitait d’importantes sociétés comme « la Générale de Force et Lumière », «  le « Groupe de Lyon »,  « L ’Entreprise Industrielle »,  etc.…

À la veille de la guerre de 1940, la fortune de Pierre-Marie est faite et elle lui vaut les surnoms de : " le Roi du kilowatt"ou " l’Homme aux sept châteaux ", ou encore " le Milliardaire ". Milliardaire il en sera un, incontestablement. Sa résidence principale est à Bombon, près de Melun, où une Société de cultures industrielles rassemble 135 salariés.

Pendant l‘occupation, Pierre-Marie Durand aida très largement la résistance, mettant même à sa disposition un étage de ses immeubles de Lyon, tout en lui faisant d’autres libéralités.

En même temps, il aurait mis à l’étranger un milliard de francs (de l’époque), ce qui constituait un placement d’importance, on en convient facilement.

En 1948, c’est " l’Affaire " ! et il est emprisonné à 87 ans. Bien sûr, ses actions en faveur de la Résistance pèsent aussi en sa faveur. Tout se termine par un non-lieu, après versement au Trésor d’une somme transactionnelle de 500 millions de francs.

Selon certains écrits, à la nationalisation de l’énergie, Pierre-Marie Durand est le premier Président Directeur Général d’Électricité de France. Cette affirmation ne résiste pas à l’analyse pour trois raisons :

D’abord un autre texte nous indique qu’en avril 1946, Marcel Paul, ministre (communiste) de la Production Industrielle et secrétaire de la Fédération de l’Éclairage (CGT) choisit Pierre Simon pour diriger E.D.F.-G.D.F. : il sera le premier et le seul PDG (président et directeur général). Pierre Simon était auparavant en charge de l’Entreprise Industrielle, du groupe de Pierre-Marie Durand. Il y retournera après seulement 13 mois à la direction de l’EDF. (cf.. « Histoire de l’EDF – Picard-Beltran-Bungener – Dunod 1985 »).

Après la démission de Simon les fonctions de Président et de Directeur ont toujours été séparées.

La seconde raison, on la trouvera plus loin dans le témoignage de Joseph Charvet (le legs) ; celui-ci rapporte les dires de P.M. Durand selon lesquels il aurait refusé au général de Gaulle de mettre de l’ordre à E.D.F.

La troisième enfin c’est que la nationalisation a été extrêmement complexe et que les aspects politiques étaient au moins aussi importants que les conséquences techniques et économiques. Durand avait 85 ans en 1946 et, malgré son dynamisme, on a de la peine à l’imaginer tentant de mettre de l’ordre dans l’immense panier de crabes qu’était l’électricité à l’époque. Les auteurs déjà cités écrivent d’ailleurs qu’il « voit les événements avec une certaine philosophie »…

""  La place de l’hôtel de ville porte son nom et sa statue

 Pierre-Marie Durand a laissé le souvenir d’un homme très expéditif et très dur en Affaire, à la promesse verbale facile tant qu’il ne s’agissait que de promesses verbales. Il ne laissa pas chez ses interlocuteurs beaucoup de bons souvenirs bien au contraire, mais plus généralement beaucoup d’aigreur et d’amertume.

On raconte aussi, que chaque fois qu’il faisait une libéralité il taquinait son gendre en déclarant "c’est toujours autant de moins que vous n’aurez pas ".

Dans son testament, Pierre-Marie Durand fit de très larges libéralités en faveur de l’Arbresle, sa ville natale (voir plus loin Histoire d’un legs) ; mais il n’y eut pas la plus petite ligne pour Éveux, berceau de sa branche maternelle, qui avait cependant tenu une place importante dans son cœur d’adolescent.

Il aurait fait, parait-il beaucoup de promesses pour améliorer Éveux et notamment faire disparaître les ennuis du double passage à niveau (qui ne disparaîtra  finalement qu’en 1996).

 L’incident des cloches

Pierre-Marie Durand n’aurait fait aucune libéralité non plus en faveur de Bully, patrie de ses ancêtres paternels où il est enterré. Il aurait conserve longtemps une maison au Bourg, près de l’église.

L’église de Bully à vu refondre, en 1949, ses trois cloches dont voici l’essentiel des inscriptions :

Sur la première, Marie-Françoise, on lit : «en souvenir de François GILLET et de sa famille. Baptisée par Son Excellence, Monseigneur Bornet, évêque auxiliaire de Lyon, monsieur l’abbé Bourg étant Curé de Bully.

Parrains : Paul Gillet et Charles Gillet Marraines : Marguerite Balay, née Gillet et Marguerite Bizot née Gillet.»

 Sur la troisième on lit : Parrains : Félix Laroche – Louis Molon

Marraines : Claudia Gaucherand née Papillon – Marie Marion née Longefay. E. Rambaud, maire -Marion et J.P. Sornet, adjoints. A. Bourg, curé de Bully.

N.B. La mère de Claudia Gaucherand était née Gilet, Marie Marion était la mère du maire.

Sur la deuxième on lit :

Parrains et marraines : Paroisse de Bully et Jeunesse Agricole Chrétienne.

Pierre-Marie Durand aurait voulu offrir une partie, au moins de cette deuxième cloche, et en être le parrain.

La famille Gillet, par Françoise Guillet née Colcombet, s’oppose à ce parrainage qui ne fut donc pas Pierre-Marie Durand aurait alors déclaré que Bully n’aurait rien de sa succession et il tint parole. Éveux conserve les sépultures de sa mère et de ses ancêtres maternels, de son frère et de sa belle-sœur, et de son gendre. On connaît de lui deux enfants, un fils Louis et une fille qui épousa Robert Despres de Losne (1898 – 1952 ) dont elle eut deux filles.

 Les Sept Châteaux

 Des trois surnoms dont fut gratifié Pierre-Marie Durand, « l’homme aux sept châteaux » justifie une curiosité complémentaire. Le surnom est-il numériquement exact ou s’agit-il d’une affabulation généreuse ou moqueuse ?

La réponse ne peut être trouvée que dans un essai d’inventaire qu’i faudra, faute de plus amples renseignements, limiter à quatre : chiffre vraisemblablement très modeste et probablement trop ; combien de châteaux manquent ?

 I – Château de Bombon – 77 Mormant (Seine et Marne).

Il s’agit d’une ancienne construction, reconstruite, avec un parc clos de murs, de 30 hectares (propriété gardée). Le Maréchal Foch y établit son P.C. (État-Major), sur la fin de la guerre 1914-1918.

Acquise par P.M. Durand, la propriété était encore avant 1984 à Jacques Michel Durand, son petit-fils, par son fils Pierre-Louis. Vendue après 1984, la propriété devint l’un des biens du président Houphouët-Boigny, ancien ministre français, puis président de la République de Côte d’Ivoire, qui y installa sa famille (monsieur Houphouët-Boigny décéda en 1994 à Yamassou-ckro).

La Société de cultures industrielles, aujourd’hui dissoute, était indépendante du château ; elle s’étendait sur 600 hectares en couvrant la majeure partie du village.

 II – Château de Lacroix-Laval – 69 Marcy l’Etoile :

Cette propriété de grande superficie, achetée en 1942, fut revendue en 1953, après onze ans seulement. P.M. Durand ne l’habita jamais.

 III – Hôtel particulier – 6 rue Presbourg – Paris 16°

Les résidences bordant la place de l’Etoile Charles de Gaulle, sont d’un même architecte avec de très légères différences. Elles ont toutes leur accès à l’arrière, soit par la rue de Tilsitt, soit par la rue de Presbourg.

Toutes ces constructions ont bien peu de verdure, mais si l’ont considère leur valeur vénale, elles peuvent être comparées à beaucoup de châteaux.

Cet hôtel restera dans la famille et sera la résidence de sa petite fille, Gisèle de Bernis, par sa fille, Marie-Louise. Elle l’est encore en 2000.

 IV – Le Lugdunum – Place Jules Ferry – Lyon

Ce très bel immeuble construit face à la gare des Brotteaux peut entrer en ligne de compte. Il fut jusqu’en 1930 un hôtel de grand luxe recevant les hautes personnalités françaises et étrangères et les chefs d’États.

Acquis ensuite par P.M. Durand, ce dernier y avait ses appartements. Le reste de l’immeuble logeait les services de « l’Energie Industrielle ».  Après la nationalisation de l’électricité, l ‘immeuble abrita l’E.D.F. d’abord et la S.N.C.F. ensuite.

Il reste à continuer cet inventaire…

 Le legs à sa ville natale

 Pierre-Marie Durand mourut à Paris le 18 juillet 1951 à 89 ans (fortune estimée à 100  milliards de l’époque). Il fut inhumé, comme son père, à Bully, pays de ses ancêtres paternels. Avant d’aborder le testament et ses chiffres, laissons monsieur Joseph Charvet, alors maire de l’Arbresle, raconter ses contacts avec P.M. Durand.

 "Comment le destin, le hasard ou la Providence me permirent d’aborder cette éminente personnalité qui aurait pu être mon grand-père ? Je lui avais été présenté en 1942 ou 1943 par un Arbreslois,  monsieur Millot. Monsieur P.M. Durand avait acheté, peu avant, le domaine de Lacroix Laval â Charbonnières. M’occupant d’agriculture il m’avait questionné à ce sujet. Contacts, à cette époque, sans lendemains.

Mais je ne pouvais oublier une telle personnalité. J’avais, dès le premier abord, été frappé par la prestance de cet homme de 80 ans, grand, svelte, droit comme un I – Cheveux blanc argenté, lunettes cerclées d’or, figure fine à peine marquée par l’âge, le regard est droit, intelligent, un brin matois peut-être, pénétrant et avisé sûrement.

Son intelligence est vive, son esprit précis, clair, conversation brève mais cordiale, pas de mots inutiles. Elle était émaillée de souvenirs intéressants.

Son exactitude était sourcilleuse. Je me souviens, à ce sujet d’une anecdote amusante. Invité à le rejoindre à son hôtel à Lyon avec 3 autres personnes, l’une d’elles se fit attendre quelques minutes. Pierre-Marie Durand manifesta non pas de l’impatience mais de l’inquiétude à son sujet. Il téléphona à son domicile pour s’assurer qu’il n’était pas malade car disait-il : "Il est impossible que l’on ne soit pas exact à un rendez-vous convenu".

Dès qu’il aperçut le mini retardataire il s’empressa de retéléphoner à son épouse pour qu’elle ne s’inquiétât point.

Par son plus proche collaborateur, monsieur Saint Martin, qui me reçut bien souvent et toujours cordialement, j’ai su que, jeune encore il s’affirmait comme un chef d’entreprises et un financier. La suite de la vie l’a bien confirmé.

Sa réussite dans les affaires qui lui permit de réaliser une fortune considérable, atteste que, outre son travail, il était doué d’une volonté inflexible, d’une intelligence très ouverte aux "affaires" doublée d’un flair sans failles.

Dès la fin du siècle dernier, il augura très justement du développement inéluctable de l’électricité et du gaz et il joua inlassablement cette double carte avec des moyens financiers démultipliés par les succès.

Le financier avisé épaulait le chef d’entreprise hardi. J’ai ouï dire, sans l’avoir vérifié bien sûr, que les conseils d’administration, toujours plus nombreux qu’il présidait, car il devenait partout majoritaire, n’avaient rien de commun avec des réunions d’enfants de Marie.

Au fait de ses réussites, malgré ses multiples responsabilités, il n’oublia jamais l’Arbresle, sa ville natale. Il en fit d’ailleurs une importante plaque tournante de distribution d’électricité.

Il ne pardonna jamais au gouvernement du Général de Gaulle d’avoir en 1945, nationalisé l’ensemble des sociétés de production et de distribution d’électricité pour faire l’E.D.F..

Il m’a raconté, au cours d’une de ces conversations dont je ne perdais pas une miette, que le Général l’avait un jour convoqué, dans les premiers mois de la nationalisation, pour le prier de l’aider à démêler et mettre au point cette énorme et informe machine récemment nationalisée.

"Mon Général, lui aurait-il dit, vous m’avez "volé" (c’est le terme rapporté) mes sociétés pour une bouchée de pain, débrouillez-vous maintenant".

On peut supposer qu’à l’Élysée, l’homme courtois mais ferme, qu’il était, mit de meilleures formes à sa réplique.

Ce fût en 1947, dès mon élection à la mairie de l’Arbresle que je m’empressai de demander audience à Pierre-Marie Durand.

Il avait conservé, à Lyon, une suite de bureaux dans l’immeuble de l’E.D.F. qui lui avait appartenu avant la nationalisation, place Jules Ferry devant la gare des Brotteaux.

Il y passait à peu près chaque mois avec ses plus proches collaborateurs. C’est là qu’il accordait ses rendez-vous 11 heures 25 – 10 heures 40 – Midi cinq selon la cadence établie. Tout était bien articulé. En 1947 il avait 86 ans et pas de temps à perdre.

Durant 3 ans et demi, ce surhomme m’a aimablement reçu soit à son initiative, soit à ma demande, à peu près chaque mois. Visites, de ma part, intéressées me direz-vous ? Je le confesse. Nouveau Maire, nous avions, au conseil municipal, de nombreux projets auxquels il s’intéressait, et de multiples sociétés qu’il subventionnait.

Nous en établissions ensemble, la liste. Il fixait le montant de sa contribution. Les écoles libres retenaient toujours son attention avec bienveillance. Il dépanna souvent son directeur le frère Perret toujours gêné pour boucler son insaisissable budget.

Au fil des mois, s’établit entre nous, je le dis sans prétention, non pas une amitié, nous étions si différents, mais sûrement une estime et une confiance réciproques.

Nos conversations roulaient au premier chef sur l’Arbresle. Il fallait lui exposer nos ambitions, nos objectifs, qu’il critiquait ou appréciait avec justesse et affabilité. Tout le passionnait comme s’il avait 20 ans et habitait encore chez nous.

Ensuite on parlait agriculture. Il s’occupait beaucoup de sa propriété de Bombon sise dans la Marne. Le château qui s’élève au centre d’un millier d’hectares de culture avait abrité l’Etat-major du Maréchal Foch, alors général commandant en chef les armées alliées en 1918.

Pierre-Marie Durand était, à juste titre, très fier de le rappeler. C’est de là, en effet, que furent lancés les ordres qui conduisirent les armées alliées à la Victoire du 11 novembre 1918.

C’est au cours de l’année 1949 que Pierre-Marie Durand m’appela place Jules Ferry. Il me tint à peu près ce propos :

"Je prends mes dispositions testamentaires, quoique je me porte très bien -il avait 88 ans- Je dois cependant penser à ma succession. J’ai l’intention de laisser à l’Arbresle un legs pour contribuer à son équipement."

"Vous pourrez faire de grandes choses avec ce que je vous laisserai" me précisa-t-il. Il me laissa sur ce propos plein d’espoir et cependant énigmatique. Je me confondis en remerciements sans pouvoir imaginer l’importance de ce legs.

Je confiais, sous le sceau du secret, à mon ami Victor Sonthonnax, 1er adjoint, cette information alléchante et voilée qui hantait mes veilles. Combien ? Sous quelles formes ? Avec quelles contraintes ? Y aura-t-il des obstacles, des écueils ? 

Je songeais à Pierrette et le pot au lait de Lafontaine : Adieu veaux, vaches, cochons, couvées… Espérons que tout ira bien. Pierre-Marie Durand ne me reparla plus de ses dernières volontés et mes visites se poursuivirent confiantes et régulières.

Pierre-Marie Durand mourut subitement le 13 juillet 1951. Ses funérailles se déroulèrent à Bully le 17 juillet. C’est en août que je fus appelé à Lyon par monsieur Saint-Martin pour entendre la lecture du passage du testament nous concernant. Il était court mais substantiel. Vous allez voir. Je n’en ai plus le texte intégral, mais certains termes me sont restés tous frais en ma mémoire.

"Je laisse à l’Arbresle, ma ville natale, la somme de 125.000.000 de francs à charge pour elle de pourvoir à l’amé¬lioration de l’urbanisme, des oeuvres sociales, des écoles libres, fêtes et concours".

Le testament affectait ensuite une somme égale à l’association hospitalière pour- la construction d’un hôpital. Il appartient au Président Louis Foucré et à son Conseil d’Administration de gérer cette somme.

Avec sagesse et célérité, il édifia l’hôpital tel que nous le voyons aujourd’hui. (Nota : il s’agit de l’hôpital désaffecté maintenant et remplacé par le nouvel hôpital (centre périnatal, long séjour et consultations externes).

        C’est donc la somme fabuleuse de 250 millions (I951), soit 125 millions pour la commune et 125 millions pour l’hôpital dont Pierre-Marie Durand gratifia généreusement sa ville natale, dont le budget de l’époque s’élevait à environ 23 millions. Le legs global représentait plus de 10 fois le budget de la commune.

C’est le 31 août 1951 que le Conseil Municipal fut informé de cette disposition testamentaire. Il y eût un moment de stupeur.

Nous avions peine à réaliser ce qui nous arrivait. Très vite cependant, chacun se ressaisit. Les idées, les suggestions fusèrent. Nous avons décidé tout naturellement d’exprimer à la mémoire de notre bienfaiteur notre reconnaissance et l’on décida sagement de ne rien décider sans mûre réflexion. D’autant que quelques nuages se profilèrent très vite à l’horizon.

En effet le 18 septembre 1951, la famille nous proposa par le truchement de son notaire d’échelonner le versement de la somme prescrite par le testateur en 5 annuités de 25 millions

Dois-je évoquer ici la réunion du Conseil Municipal où je dus soumettre cette proposition à mes collègues. Avec près de 40 ans de recul j’en suis encore consterné. C’était le 22 septembre.

 Nous eûmes beaucoup de difficultés avec mes amis adjoints à faire admettre les échéances proposées cependant légitimes. Echéances qui  d’ailleurs ne nous gênaient nullement, car une collectivité locale est dans l’incapacité de dépenser une telle somme en un seul exercice budgétaire.

S’imagine-t-on, en effet, ce que représentent pour celle-ci les études en commissions, les décisions du Conseil Municipal, la transmission aux administrations concernées à Lyon et à Paris, leur approbation, leur inscription aux programmes départementaux, car il convenait de ne pas perdre les éventuelles subventions auxquelles nous pouvions prétendre.

A cette époque les moindres dossiers "montaient à Paris". Les collectivités locales ne disposaient que d’une très faible latitude budgétaire.

L’échelonnement des versements, demandé par la famille a choqué certains collègues qui s’imaginaient qu’une telle somme était dans le tiroir caisse de son trésorier. Or, par définition, un chef d’entreprises, a fortiori un financier, investit, et ne garde que peu d’argent liquide.

La discussion fut, au conseil, fort animée. "Si Pierre-Marie Durand nous a légué cette somme, c’est qu’il l’avait, les héritiers n’ont qu’à la verser tout de suite" a-t-on entendu de la bouche d’un collègue aujourd’hui décédé.

Ce cher collègue n’avait pas réalisé qu’une réunion municipale est publique. Et le 14 novembre nous avions, comme en boomerang, la réaction des héritiers qui, par le truchement de leur notaire parisien, nous informaient que les legs particuliers du testateur dépassaient la quotité disponible et qu’ils se disposaient à contester en justice le testament de leur père.

Ils exigeaient une sérieuse réduction de la somme attribuée à la ville de l’Arbresle. "Adieu ! veaux, vaches, couvées… ? Non pas ! Reprenant notre bâton de pèlerin de Lyon à Paris nous obtînmes le maintien intégral du legs sous réserve de l’acceptation de 5 échéances échelonnées sur 5 années. Ce qui fut finalement accepté par le Conseil Municipal.

La répartition du legs fut ainsi élaborée 
Urbanisme : 90 millions
Ecoles privées : 20 millions
Groupe scolaire : 10 millions
Associations diverses : 10 millions  (francs 1950)

Tout nous paraissait en bonne voie de règlement. Au 30 juin 1952, date de la première échéance, le percepteur ne reçoit rien. On s’étonne, on questionne. La famille est toujours disposée à tenir ses engagements.

Alors que se passe-t-il ?

Nous achoppons sur l’autorisation ministérielle. La disposition, cependant testamentaire en faveur des Ecoles privées n’était pas légale. A cette époque une collectivité locale ne pouvait leur verser de l’argent. La loi Debré date de 1960. Il fallut plaider devant le Conseil d’Etat. C’est à Me Rivet, éminent avocat lyonnais, ancien bâtonnier, que fut confié le dossier.

Comment décrire ici les discussions passionnées au Conseil, hors conseil, pour ou contre cette somme de 20 millions aux Ecoles privées Son directeur, Monsieur Perret, qui en avait bien besoin en était tout marri, lui, l’homme de la paix. Le 10 septembre 1953 le conseil municipal, inquiet, désigne une commission composée, outre le Maire, de messieurs Sonthonnax, Jacquet, Gardette et Giroud. Celle-ci est reçue par Monsieur le Préfet qui alerte le Ministre de l’Intérieur.

Celui-ci fait recevoir le Maire par le chef de service compétent, place Beauveau. Enfin le 9 Octobre 1953 un arrêté de Monsieur le Président du Conseil de l’époque, Monsieur Laniel, considérant les lois, décrets, circulaires qui interdisaient aux communes de subventionner les Etablissements privés approuvait la répartition du legs tel que le Conseil  Municipal en avait délibéré.

Notre avocat nous dit en nous remettant ce décret, "Je n’y comprends rien. C’est un miracle." Le 8 octobre le vénéré frère Perret était mort. C’est finalement le 27 novembre 1953 que fut versée régulièrement entre les mains de notre percepteur la première échéance de 30 millions.

Les autres suivirent à la cadence prévue. Renouvelons notre gratitude aux héritiers de notre bienfaiteur.

Qu’avons-nous fait de ce pactole ?

Le premier chantier ouvert sans subvention, ni prêt, l’ouverture de la place que nous avons tout naturellement appelée Pierre-Marie Durand, derrière la mairie.

Il faut se rappeler que la colline de la Berthode descendait jusqu’à la mairie, retenue par un mur de soutènement de 4 mètres  de haut laissant passage à une route étroite montant à la Berthode.

On évacua quelques milliers de mètres cubes de terre, on érigea ensuite le monument en pierres dorées qui abrite la stèle de notre bienfaiteur. Nous lui devions bien ça.

Comme prévu dans le testament, le legs vint à chaque budget, parfaire les sommes nécessaires aux investissements en cours, les allégeant à la satisfaction des contribuables.

C’est ainsi, je le rappelle pour l’histoire que les premières tranches des travaux d’assainissement n’ont rien coûté à la commune. Elles étaient subventionnées à hauteur de 40 % par l’Etat et 40 % pour le département. Les 20 % restants ont été financés par le legs.

Les choses ont bien changé depuis dirait Pierre Pignard, mon successeur et ami. En terminant ce récit historique destiné aux archives communales je ne puis m’empêcher de rapporter les propos de monsieur Saint Martin le confident de Pierre-Marie Durand, lorsque nous mîmes au point l’exécution du testament. A 38 ans de distance je les ai encore en mémoire.

"Savez-vous, me dit-il, alors que je me confondais en remerciements devant l’importance de notre legs, savez-vous ce que j’ai dit aux héritiers – son fils et sa fille – qui marquaient leur étonnement, voire leur mécontentement à l’égard des volontés de leur père ?..Si votre père avait vécu 10 ans de plus, l’Arbresle aurait eu tout l’héritage…

Car me précisa-t-il lorsque le "patron" avait de trop vives discussions avec son gendre il en sortait excédé au point de m’enjoindre de mettre "10 millions de plus à l’Arbresle".

Telle est l’histoire du legs Pierre-Marie Durand à qui nous décernons avec déférence et gratitude le titre de bienfaiteur de l’Arbresle. »

Joseph Charvet – Maire honoraire –1947-1983 – novembre 1990

Voilà tracé à grands traits l’histoire de ce personnage assez curieux, qui bâtit un empire colossal en jouant à fond sur le développement industriel et donc sur le développement de la consommation électrique.

Force est aussi d’admirer les trésors de diplomatie que Joseph Charvet a dû déployer pour le seul bénéfice de notre ville et de ses habitants.

Nous aurons l’occasion de revenir sur l’œuvre de Joseph Charvet et sur l’important développement des infrastructures de la ville au cours des années 50/60, grâce à ce legs de Pierre-Marie Durand.

 

Bernard Isnard

Bibliog. :Archives personnelles de Daniel Broutier
Histoire d’E.D..F – ( Picard/Beltran/Bungener – Dunod 1985 »).
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