Le domaine de la Tourette – Les témoins du développement résidentiel
Résumé
Grâce aux travaux de Sylvie Biron, nous connaissons mieux l’historique du domaine de la Tourette à Eveux. Voici la seconde partie de son récit dont la première partie figure dans notre numéro 17 de janvier 2007.
Le château aujourd’hui
Quels sont les signes qui montrent que le château s’oriente vers une fonction résidentielle et d’agrément, et non plus seulement agricole ? Un certain nombre d’équipements nouveaux peuvent être recensés, ainsi que des choix architecturaux ou stylistiques qui témoignent de la mise en valeur de ce lieu d’habitation. Avant de se concrétiser dans l’architecture, ce développement s’appuie à l’origine sur un essor des conditions sociales, financières et culturelles de la famille Claret. La vie résidentielle s’organise ensuite selon les familles et les générations, qui investissent le château, parallèlement à une habitation citadine à Lyon. Par rapport à la maison forte, le château s’est nettement agrandi. Mais il acquiert surtout des avantages fonctionnels et de confort, tout en s’embellissant. En tant que château, ce lieu implique enfin un mode de vie sociale dont dépend l’emploi d’un personnel spécifique. Cet élément varie au fil des familles, de même que les richesses de chacune d’entre elles, qu’il s’agisse de meubles ou d’argent.
1- La vie résidentielle
Trois familles ont investi réellement dans la construction ou la réhabilitation du château: les Claret, les Bellet de Saint-Trivier et les Murard-Chabannes. Nos connaissances sont plus ou moins approfondies selon les cas. Ceci est inhérent aux personnalités ou aux fonctions assumées par l’un ou l’autre des propriétaires, à leur investissement et leur notoriété dans la région lyonnaise et aussi, de manière plus fortuite, aux circonstances des recherches qui amènent à retrouver ou non les notaires des familles. Les données ne sont pas abondantes pour les Bellet de Saint Trivier et encore plus rares pour les familles Jerphanion ou Duplay. Elles le sont plus en revanche pour les Murard ou les Chabannes. Si nous nous intéressons plus particulièrement ici à l’ascension des Claret, nous évoquerons davantage les autres familles à travers leur occupation du château.
a- Le contexte : le cas particulier des Claret
Les Claret présentent un parcours intéressant en terme d’ascension sociale et d’enrichissement financier (nous mettrons de côté l’endettement de la fin du XVIIIe siècle). Ce développement se fait au gré de l’acquisition de charges professionnelles et honorifiques et parallèlement à travers quelques personnalités qui se démarquent.
Cinq générations de Claret se succèdent dans la gestion du domaine. La famille est originaire de la petite ville de Nantua et vient s’installer à Lyon au cours du XVIe siècle par l’intermédiaire de Pierre Claret (mort avant 1619). Claude Claret (1590-1647) est, comme son père, marchand «espinglier ». Deux fils de ce dernier sont les acheteurs du domaine en 1681: Blaise (1614-1688) et Jean (1620-1704). L’arbre généalogique de la famille met en évidence des liens d’alliance avec la famille Michon, d’où peut-être un motif expliquant l’achat de la terre de la Tourette à Jean Michon. Il est possible aussi que l’achat ait entraîné la rencontre entre les deux familles. Toujours est-il que Jacques Claude Claret de la Tourette (1656-1746) épouse Bonne Michon en 1690, une fille d’Annibal Michon, qui lui-même possède un oncle du nom de Jean Michon, baptisé en 1611. Mais cette hypothèse reste très aléatoire.
Comme Jean Michon, Blaise et Jean Claret sont à i’origine de simples marchands, bourgeois de Lyon. Cependant, leurs richesses vont permettre peu à peu à la famille d’acquérir un autre statut social qui les élève au rang de la noblesse de robe. En 1688, à la mort de son frère, Jean Claret devient seul propriétaire. Il est nommé «seigneur de la Tourette», comme l’est ensuite son fils Jacques Claude Claret. Ce dernier est «écuyer Seigneur de la Tourette et Fleurieux, Conseiller du Roi en la sénéchaussée et siège présidial de Lyon », président honoraire à la cour des monnaies, ainsi que lieutenant criminel puis lieutenant général depuis 1698. Comme son père, Jacques Annibal (1692-1776) est chevalier seigneur de la Tourette et de FIeurieu de 1733 à 1753, ainsi que baron d’Eyrieu en Dauphiné. Il se fait appeler «président de FIeurieu» (alors que son père se faisait nommer «président de la Tourette»). A partir de 1743 au moins, il possède la charge de «prévôt des marchands commandant pour sa majesté».
Les titres dont se dote peu à peu la famille ne sont pas des dus : ils nécessitent des investissements importants. Ainsi, le 30 août 1749, Jacques Annibal achète pour son second fils Marc Louis Antoine Claret de la Tourette «l’office de conseiller du roi en la cour des monnaies et siège présidial de Lyon», pour 19.600 livres. Puis le 1er mai 1752 il achète pour son fils aîné, Camille Jacques Annibal, alors avocat au parlement de Paris, «l’office de conseiller du roi, premier président du bureau des finances de cette ville». A partir de la génération des enfants de Jacques Annibal, le nom «de Fleurieu» est dans certains cas adjoint au nom Claret: c’est le cas de Camille Jacques Annibal, puis de son fils Jean Jacques Claret de Fleurieu (1766-1826). Ce sont les derniers propriétaires du château et possesseurs du fief de Fleurieu. En revanche, les autres fils de Jacques Annibal s’en tiennent au nom de Claret. Marc Louis Antoine, le botaniste, se fait d’ailleurs parfois appeler communément par ses contemporains scientifiques «La Tourette». Quant à Charles Pierre, l’amiral, il se fait appeler «chevalier de la Tourette» ou «comte de Fleurieu» selon les cas.
< Les descendant Claret de Fleurieu sont revenus en octobre 2006 sur le domaine de leurs ancêtres. Visite faite à l’invitation de « Eveux et son patrimoine »
La progression sociale de la famille s’est également fondée sur l’intégration à un milieu culturel et intellectuel distingué, favorisée par certains parcours ou quelques personnalités. Marc Louis Antoine Claret de la Tourette est un scientifique renommé (son parcours est développé dans le chapitre suivant, parallèlement aux aménagements du parc). Il correspond et échange des informations avec d’autres botanistes ou des personnalités comme J.-J. Rousseau. Son frère aîné, Charles Pierre, s’engage dans une carrière militaire et devient un court temps Ministre de la marine sous Louis XVI, avant d’assumer diverses fonctions au service de Napoléon. La famille Claret est également renommée pour être bibliophile. Constituée par Jacques Claude Claret, la bibliothèque s’accroît avec son fils Jacques Annibal. J. Baudrier en offre une description, à travers la citation d’un article tiré de L’Almanach de Lyon de 1754 : «Cette bibliothèque est curieuse pour le choix des livres, la rareté des éditions et la propreté des reliures. On y trouve plusieurs tableaux de grands maîtres, un très grand nombre de portraits gravés et d’estampes des plus excellents graveurs, surtout parmi les modernes, et un recueil d’empreinte de pierres antiques des plus fameux cabinets d’Italie et de celui du roi (…)». L’auteur relate également que l’« on y voyait quelques tableaux de chevalet, dus à cet artiste (le peintre Daniel Sarrabat), qui, d’après Pernetti, ne souffraient point d’être mêlés aux beaux morceaux, rapportés à grands frais d’Italie, dont se composait cette remarquable galerie. On y admirait aussi le célèbre médaillier acquis en 1717, du chanoine Romain de Rives.» En comparaison, le château ne possède pas de bibliothèque, mais une galerie et une salle des archives (servant sans doute de lieu de travail a botaniste, aux côtés du laboratoire). Tout laisse penser que les activités de la famille se concentraient surtout dans la demeure citadine, dans l’hôtel du n°6 de la rue Boissac, situé au cœur de Lyon, dans le quartier de Bellecour. Plus encore que le château, cette habitation constitue à la fois le produit et le témoin du développement socio-culturel favorable de la famille. L’intervention décorative de Daniel Sarrabat (1666-1748) en est un élément manifeste.
Enfin, l’évolution de la famille s’appuie fortement sur une importante activité d’investissement.
Les registres de transcriptions signalent de nombreuses transactions immobilières sur des immeubles locatifs lyonnais. L’acte de 1801 qui signe l’expropriation du domaine évoque l’endettement accumulé depuis déjà quelques années.
Le domaine sur une carte de Cassini (vers 1750)
Cette faillite financière semble essentiellement due à l’échec de Camille Jacques Annibal dans son investissement dans la société de Perrache, choix néanmoins ambitieux. Mais au-delà des difficultés de la fin du XVIIIe siècle, le parcours assumé par les différentes générations de Claret reste exemplaire.
b- L’occupation du château
L’organisation de la vie au château dépend de chacune des familles. Or, les sources de renseignements se limitent essentiellement aux actes de recensements qui indiquent à telle ou telle date l’identité de ceux qui logent au château. Ces données sont à mettre en liens avec celles qui concernent la résidence citadine. Quelles que soient les familles, la possession d’une habitation dans le centre de Lyon est une constante, comme celle d’ailleurs d’élire domicile dans le quartier de Bellecour. Ce secteur de la Presqu’île lyonnaise se distingue par ses nombreux hôtels particuliers, construits entre le XVIIe et XIXe siècle. Le parcellaire y est moins étroit que dans les quartiers plus au nord ou que sur la rive droite de la Saône, ce qui permet le développement de constructions d’envergure. Outre les hôtels, de nombreuses institutions religieuses y sont installées. Avant les travaux d’aménagements effectués par l’ingénieur Perrache au sud de la Presqu’île, cette zone est circonscrite par deux lieux symboliquement forts sur un plan religieux ou politique, l’abbaye d’Ainay et la place Bellecour (ou Louis le Grand). La paroisse d’Ainay était celle de la plupart des personnes qui nous préoccupent, comme l’attestent les certificats de baptêmes ou de décès. Quartier en développement lorsque les Claret s’y installent, il continue à s’embellir au XIXe siècle, toujours dans un esprit de distinction sociale et architecturale. La place Bellecour est d’ailleurs réaménagée au cours du XIXe siècle, en même temps que la reconstruction d’un certain nombre d’immeubles l’entourant (l’immeuble de comte de Murard est construit par Bresson en 1858).
Il est souvent difficile de déterminer quel usage était fait du château, par rapport à l’habitation en ville. Pour les Claret par exemple, l’enregistrement des actes chez tel ou tel notaire suggère parfois une installation en ville dans leur hôtel de la rue Boissac (n°6) plutôt qu’au château, ou inversement. En revanche, la mise en place des procédures de recensement donne des informations complémentaires sur les familles, sur l’un ou l’autre des lieux de résidence. Ces sources confirment souvent les données biographiques, tout en les précisant parfois. Elles indiquent par exemple quels sont les gérants effectifs du domaine à telle ou telle époque, par rapport au propriétaire mentionné dans les actes de vente (car la passation de la propriété d’une génération à l’autre n’intervient qu’avec le testament).
Le portail d’accès au château >
Lors du recensement de 1841, et alors que le château est occupé par la famille Bellet de Saint-Trivier, trente personnes sont enregistrées au château, dont cinq «rentiers». Le vicomte Louis-Pierre Bellet de Tavernost de Saint-Trivier a acquis le domaine en 1801. Il est écuyer et conseiller au Parlement de Dijon, ce qui lui permet de titrer la propriété en majorat-vicomté en 1825. Agé de quatre-vingt-un ans, Louis Pierre Bellet n’est pas recensé cette année-là au château, alors qu’il en reste le propriétaire jusqu’à sa mort en 1851. Il est en revanche enregistré au domicile citadin, au n°3 place de la Charité, dans le quartier Bellecour à Lyon (et ce dès 1836). L’épouse du vicomte, Mlle de Lacroix Laval et leur fille, Elisabeth Antoinette sont décédées depuis 1827 et 1816, ainsi que la première épouse de leur fils Antoine Hippolyte de Saint-Trivier (Elma-Genevièvre-Marguerite de Grollier, en 1827). Antoine Hippolyte (quarante-trois ans) et sa seconde épouse (Caroline Genevièvre Ubaldine) sont donc les gérants effectifs du domaine.
En tant qu’enfants «rentiers» sont recensés le fils aîné issu du premier mariage, Louis Antoine Camille (qui est aussi le futur propriétaire, âgé de seize ans), ainsi que deux fils du second mariage (Jean Emeric Hippolyte et François Samuel). Pour cette période, le recensement du n°3 place de la Charité atteste que le château et l’appartement citadin s’utilisent en parallèle par les mêmes personnes, et nous trouvons de façon répétée pour 1841 et 1846 la mention «à la campagne». A partir de 1851, année de la mort de Louis Pierre Bellet, la famille n’est plus recensée à cette adresse. Concernant le château, il compte alors vingt-trois individus en 1861 et cette fois, Louis Antoine Camille n’est plus cité. C’est pourtant lui qui hérite du domaine après la mort de son père en 1867, alors qu’il est marié à Mlle de Laumer. Un an avant la vente du domaine, en 1872, le nombre est passé à quinze personnes, mais nous n’en connaissons pas le détail.
Alors que Jean-Marie Victor de Jerphanion est propriétaire (depuis le 21 novembre 1874), dix-huit personnes sont comptabilisées, dont trois rentiers. Il s’agit du chef de famille, âgé de 34 ans, son épouse Marie-Mapuline de Barbeyrac de Saint-Maurice (le couple n’a pas d’enfant), et le beau-père veuf, âgé de 89 ans, monsieur de Barbeyrac. C’est ce dernier, avec sa fille, qui assure la vente de la propriété à la famille Duplay le 9 octobre 1878, Jean-Marie Victor étant décédé un an plus tôt, en janvier 1877. La famille est alors domiciliée à Lyon au n°23 de la rue Bourbon. Or, le recensement nous indique que quelques années plus tard, dès 1881, le père et sa fille demeurent au 28 place Bellecour. Cette adresse est à mettre en lien avec celle du comte de Murard qui rachètera la propriété à la famille Duplay en 1883, alors qu’il réside au 29-30 place Bellecour. Il est possible que le comte ait pris connaissance de la propriété par le biais du baron de Jerphanion, qu’il pouvait côtoyer comme voisin, et plus généralement, dans un milieu social commun.
Concernant la demeure citadine du comte de Murard, du n°29-30 place Bellecour, le recensement met en évidence la répartition des ménages des différentes générations. Ainsi, en 1872, les familles de Monteynard et de Murard sont enregistrées et occupent à priori des appartements bien distincts (le recensement ne précise pas les étages). Antoine François Adolphe de Murard de St-Romain (soixante ans) est l’époux de Joséphine de Lestrange (quarante-cinq ans). Or, leur première fille, Blanche de Murard (trente ans), est mariée à Albert de Monteynard et la seconde, Gabrielle, n’a alors que onze ans. Cette dernière épouse en 1885 le comte Henri de Chabannes -le dernier propriétaire châtelain de la Tourette-, et le ménage est alors enregistré en 1886 dans leur propre appartement, au n°29 place Bellecour. Le comte de Murard achète le domaine de la Tourette en 1883 pour le léguer à sa fille Gabrielle. Dix-neuf personnes sont enregistrées en 1886, seize en 1891 et vingt-neuf en 1901. Henri de Chabannes a eu cinq enfants, nés entre 1885 et 1895. Le premier, Victor Marie est mort peu après sa naissance et il est enregistré au château de Saint-Romain-au-Mont-d’Or, autre propriété familiale issue de la dot de Gabrielle. Est-ce que la famille a préféré cette propriété pendant un certain temps? Les autres enfants, Joseph-Marie-Pierre, Marie-Blanche Antoinette, Germaine Marie Antoinette, Catherine Louise Marie, sont eux enregistrés au n° 30 place Bellecour. Les registres de recensement ne donnent alors pas d’autres précisions.
2- Les aménagements fonctionnels et la mise en valeur décorative
Le développement résidentiel repose sur des aménagements quantitatifs et de confort. Les pièces de réception sont disposées autour de la cour d’honneur, nouvel espace privilégié, ainsi que du côté du parterre nord, signalé sur le plan de 1776. Ensuite s’organisent la distribution des pièces, les circulations et l’articulation avec les espaces fonctionnels. La distinction entre les pièces se manifeste alors à travers la mise en forme stylistique, le jeu des décors et des matières.
Plan géométral de 1776 Le château au XVIII ème siècle, au temps des ClaretIl est possible de repérer l’organisation globale des pièces, au moins pour les espaces communs et de réception qui se concentrent au rez-de-chaussée. Les pièces de réception sont disposées en deux enfilades, l’une donnant sur les jardins au sud, l’autre sur les anciens parterres au nord. De part et d’autre du corps principal, deux escaliers d’allure inégale donnent accès au premier étage. Un ensemble assez hétéroclite de pièces se trouve du côté de la chapelle, côté est. Cuisines et offices sont facilement identifiables au niveau du retour d’aile côté ouest. Les bâtiments situés au sud du passage couvert sont ensuite moins évidents à identifier, à cause des modifications récentes. Quant aux étages, les chambres se succèdent avec pour seule distinction les dimensions et les décors, lorsqu’il en subsiste.
Source : Sylvie Biron – Extrait de « Le domaine de la Tourette à Eveux-sur-l’Arbresle (69)- Maîtrise d’histoire de l’art –Université Lumière Lyon 2 – 2002-2003